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Conférence de Jacqueline HEINEN
Pratiques et politiques de la petite enfance

J’aborderai deux grands points dans cet exposé :
  Le premier a trait à l’articulation entre Etat-providence (welfare) et politiques de la petite enfance, et je m’attarderai sur le cas de la France pour illustrer les problèmes qui se posent dans ce domaine ;
  Le second porte sur le rapport entre besoins, pratiques et représentations. Pour illustrer mon propos, j’évoquerai d’une part une recherche sur la socialisation des jeunes enfants menée à Lille et à Cologne, voici quelques années ; et d’autre part une recherche sur le genre et la démocratie à l’échelle locale, dont l’une des entrées portait sur le thème de la petite enfance. Dans un cas comme dans l’autre, la question des rapports sociaux de sexe occupera une place centrale dans l’analyse, car il s’agit d’une dimension essentielle de l’analyse sur le sujet ici traité.

I. Etat-providence et politiques de la petite enfance Historiquement liées aux mesures de protection sociale prises, dès le XIXe siècle, dans les domaines de la famille, de la démographie, de la santé ou de l’éducation, les politiques familiales constituent une dimension essentielle de l’État-providence dans les pays industrialisés, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale. En rapport avec les changements sociaux intervenus à partir du milieu des années ’60 (déclin de la natalité, baisse des mariages, progression des divorces), elles ont pris un essor particulier avec la généralisation de l’activité professionnelle et continue des femmes, ainsi qu’avec la socialisation du travail de reproduction qui concerne tout particulièrement la petite enfance - développement des crèches et des maternelles, etc. Ceci étant, le welfare revêt des formes très variées. Depuis le système de type universaliste et égalitaire qui prévaut dans les pays scandinaves, jusqu’à celui, axé sur la notion d’assistance, qui historiquement caractérise la Grande-Bretagne, il existe de multiples modèles de welfare, se distinguant par des écarts sensibles en matière de politiques familiales et notamment de la petite enfance. Des écarts qui dépendent aussi bien du poids du marché et de l’extension des services lucratifs, que de l’implication des familles dans tout ce qui touche à la reproduction, et de la prise en compte ou non du genre dans les dispositifs adoptés. Soulignons à ce propos que de profondes transformations ont marqué les trois dernières décennies en ce qui concerne l’indépendance économique des femmes - le modèle familial traditionnel de l’homme pourvoyeur de revenus et de la femme chargée du foyer n’est plus d’actualité dans aucun des pays industriellement développés, ce qui suppose une extension des mesures libérant les femmes d’une partie des tâches éducatives et domestiques. Toutefois, la comparaison entre les cas nationaux révèle l’existence de mouvements contradictoires : d’un côté, la prise en compte des aspirations égalitaires, qui s’est traduite par la création de services et de prestations concernant la petite enfance ; de l’autre, la remise en cause - sous la pression conjointe des déficits budgétaires et des orientation néo-libérales - d’un certain nombre d’acquis sociaux issus du welfare tel qu’il s’était développé après-guerre. Dans le cadre de la situation de plein-emploi qui prévalait alors, les orientations en matière de modes de garde tendaient à s’appuyer sur des principes de solidarité et d’égalité. Aujourd’hui, en même temps que s’affirme (partout ou presque) un mouvement de décentralisation étatique, les valeurs universalistes perdent du terrain et les tentatives de certains courants de droite de restaurer l’image de la « famille traditionnelle » autour de la figure de la mère ne manquent pas. En l’occurrence, le rôle de l’Etat est loin d’être neutre. Les analyses concernant le care ou caring, relatif à la prise en charge des personnes dépendantes - des jeunes enfants notamment - ont mis au jour les conséquences des dispositifs développés ces dernières décennies dans le domaine des tâches éducatives. Bien souvent, l’Etat a contribué à maintenir, voire à accentuer les inégalités de sexe, au travers de mesures telles que : les congés d’éducation définis comme maternels avant d’être déclarés parentaux ; le travail à temps partiel « réservé » aux femmes ; des législations contribuant à ce que l’externalisation des tâches familiales et domestiques aille de pair avec la création d’emplois faiblement qualifiés et mal rémunérés, à dominante féminine. C’est ce qui ressort des analyses d’un groupe de chercheuses européennes, dont je fais partie, qui travaillent ensemble depuis une quinzaine d’années. Nous nous apprêtons à publier un ouvrage s’appuyant sur une dizaine de pays, qui porte sur le rapport entre care et citoyenneté, dans une optique de genre. Et le poids des mesures étatiques apparaît déterminant dans la façon dont ces dernières modèlent les pratiques, tant des entreprises que des individus. En particulier, les changements notés à propos des services de la petite enfance (le mot recul serait plus approprié dans bien des cas) n’ont pas le même impact, selon le sexe de la personne concernés. Partout, en effet, la part du travail des femmes reste déterminante dans les activités touchant la sphère familiale - que ce soit en tant que professionnelles, salariées des institutions du secteur public ou privé, ou en tant que compagnes et mères. Partout, elles assurent l’essentiel du travail informel lié aux activités éducatives et domestiques. Certes, la dépendance économique des femmes à l’égard des hommes se voit de plus en plus souvent critiquée, mais la dépendance des hommes à l’égard des femmes au sein de la famille est, elle, le plus souvent passée sous silence ou traitée comme un point négligeable. On est encore loin d’une conception des rapports sociaux qui mette en exergue l’interdépendance des individus - au sens où l’entend Norbert Elias - qui accorde une égale importance aux activités réalisées dans la sphère privée et dans la sphère publique. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la question de la garde des enfants n’apparaisse pas comme un élément de poids aux yeux des politiciens - de sexe masculin à une très grande majorité, dans la plupart des pays. A quoi il faut ajouter que, non seulement la crise de l’État-providence se traduit par des restrictions dans le domaine des crèches et des congés parentaux dans bien des pays, en particulier dans les pays d’Europe de l’Est, où les exigences liées à l’entrée dans l’Union européenne se sont traduits par une forte dégradation des services sociaux qui existaient dans le passé. Non seulement elle conforte plus souvent qu’elle n’atténue les différences hommes/femmes quant à l’implication des individus des deux sexes dans l’éducation des jeunes enfants. Mais elle tend à accentuer les clivages entre les femmes : la diminution des dépenses étatiques en matière de politiques de la petite enfance n’a pas les mêmes implications pour elles selon leur niveau de formation, leur salaire, ou la catégorie sociale à laquelle elles appartiennent. Dans tous les pays, on relève qu’elles sont très inégalement frappées par l’impact des politiques libérales et par le processus de privatisation affectant nombre de tâches liées au care. Des divergences d’intérêts, liées aux différences sociales, séparent les femmes entre elles - notamment lorsque les femmes diplômées, désireuses de se maintenir dans le salariat, font appel au travail d’autres femmes, issues des catégories les plus défavorisées, pour s’occuper de leur enfants ou effectuer à leur place des tâches domestiques peu valorisantes (souvent dans le cadre d’emplois informels). Pour conclure ce premier point sur le lien entre tendances générales du welfare et politiques de la petite enfance, je crois important de souligner qu’il serait faux de penser que l’opposition entre les représentations traditionnelles voulant que la mère reste au foyer pour s’occuper des jeunes enfants et les idées plus progressistes concernant la répartition des tâches domestiques et familiales entre les deux parents recoupent nécessairement les clivages gauche/droite sur l’échiquier politique. Pas plus que les mesures allant dans le sens d’une privatisation des modes de garde ne sont l’apanage des partis conservateurs. Preuve en est que c’est sous un gouvernement bourgeois de droite dominé par les libéraux que la loi obligeant les communes à assurer une place en équipement collectif à tout enfant de plus d’un an a été adoptée en Suède, de même que la modification de la loi sur le congé parental payé instaurant le « mois du père », dans le but d’inciter ce dernier à s’investir dans la prise en charge des tout-petits dès leur naissance. On relève par ailleurs que c’est sous la présidence du socialiste François Mitterrand qu’a été introduite l’AGED (allocation de garde des enfants à domicile) favorisant la garde au domicile des parents et que les collectivités locales ont été encouragées à développer des formules innovatrices impliquant le secteur privé. Alors qu’à l’inverse, c’est un gouvernement de droite qui, au Canada, s’est engagé à limiter le développement des garderies privées et à permettre à tout enfant dont les parents travaillent ou étudient de disposer d’une place à taux fixe dans une garderie. La réalité est d’autant plus complexe que le mouvement de décentralisation à l’œuvre dans tous les pays européens s’est affirmée au moment même où l’Union européenne commençait à intervenir dans le domaine familial par le biais de directives contraignantes. On sait que la politique sociale a toujours été considérée par les États membres comme une chasse gardée relevant de leur seule compétence, et il a fallu attendre le traité d’Amsterdam, en 1998, pour que certains problèmes d’ordre social soient évoqués dans un document de ce type. Mais il faut rappeler que l’un des points ayant fait l’objet de longues discussions entre la Commission et le Conseil des ministres avant cette date, n’était autre que la question du congé parental qui a constitué le terrain de la première négociation collective européenne, dans le cadre du protocole social de Maastricht. Même s’il ne s’agit là que d’une timide incursion dans le champ des politiques familiales, elle n’en va pas moins à contre-courant de la tendance décentralisatrice évoquée plus haut. Encore faut-il préciser que la notion de congé parental recouvre des réalités fort différentes selon les modalités de financement d’un tel congé. La situation n’est pas du tout la même selon que la personne concernée interrompt son activité professionnelle pour une durée brève - 12 à 18 mois - et perçoit un revenu de substitution proche du salaire touché antérieurement, ou selon qu’elle perçoit une allocation d’un montant fixe, le plus souvent très bas, sans rapport aucun avec son salaire et qu’elle cesse son activité durant trois ans ou plus. Car les implications ne sont pas les mêmes dans l’un et l’autre cas : le premier peut favoriser l’égalité entre homme et femme, alors que le second tend à accroître la dépendance des intéressées (presque toujours des femmes) vis-à-vis de leur conjoint. La prestation versée s’apparente alors à un salaire maternel qui risque d’avoir des conséquences très négatives, à terme, pour la carrière de la femme en question. Et les conséquences sur la socialisation des enfants sont également très différentes.

Le cas de la France : poids du courant familialiste Les politiques familiales, en France, offrent une bonne illustration de la dimension sexuée qu’elles revêtent le plus souvent. La France est un pays qui a été durablement marqué par le mouvement familialiste, lequel n’a jamais cessé de peser sur la vie politique et sur les débats parlementaires. Pendant longtemps, la politique française s’est en effet caractérisée par une optique très nataliste en n’accordant de prestations familiales qu’à partir du troisième enfant. Par-delà des rapports de force politiques mouvants, les associations familiales sont parvenues, à plus d’une reprise depuis la Deuxième Guerre mondiale, à infléchir les politiques ayant trait à l’autonomie des femmes dans un sens conservateur, favorable au maintien de la ‘tradition’ - que ce soit à propos du droit à l’avortement, du PACS (Pacte civil de solidarité) ou de nombre de mesures adoptées durant les dernières décennies dans le domaine de la prise en charge de la petite enfance. Selon les termes de Jacques Commaille, la plupart de ces mesures renvoient au ‘référentiel de la pensée conservatrice’, par opposition au ‘référentiel de l’idée d’émancipation’. Cette influence est restée prégnante tout au long des années ’80-’90, sous le gouvernement de gauche de Mitterrand, comme sous celui de Lionel Jospin. En effet, il a été bien peu question des modes de garde de la petite enfance dans le débat qui, durant près d’un an, opposa les diverses forces sociales françaises sur le thème de la politique familiale à la fin des années 1990. La discussion avait alors davantage porté sur le principe de redistribution des allocations familiales, ainsi que sur divers aspects juridiques concernant l’autorité parentale en rapport avec les changements de configurations familiales actuelles. Sans minimiser aucunement l’importance de ces questions, il y a lieu de noter que la discussion avait alors quasiment fait l’impasse sur les besoins ressentis par les parents quant à l’accueil des jeunes enfants. Ce constat conforte les propos qu’Alain Norvez tenait quelque dix ans plus tôt lorsqu’il affirmait (en 1990) : « L’histoire des modes de garde de la petite enfance depuis la Seconde guerre mondiale est celle d’une pénurie ». A la même époque (1991), Hubert Brin constatait : « L’objectif d’une bonne partie des parents n’est pas tant de choisir entre différents modes de garde celui qui conviendrait le mieux à ce qu’ils souhaitent et à l’éveil de leur enfant - ils n’en en ont que rarement la possibilité - mais bien plutôt de trouver un lieu d’accueil, quel qu’il soit. ». En outre, comme le soulignent Françoise Bloch et Monique Buisson, deux autres spécialistes de ce domaine, l’offre des services d’accueil de la petite enfance est très inégalement répartie selon les quartiers et les régions : elle semble souvent « corrélée à la solvabilité de ceux qui les utilisent et non aux besoins sociaux analysés à partir du taux d’activité professionnelle des femmes et du nombre d’enfants de moins de trois ans en âge d’être gardés » (1998). Or les choses n’ont pas radicalement changé depuis dix ou quinze ans en dépit de l’infléchissement des courbes démographiques : le nombre nettement inférieur des enfants de moins de trois ans comparativement aux années 50-60 n’implique en rien une diminution des besoins, bien au contraire. Tant en raison de la proportion croissante de femmes actives, que de l’évolution des mentalités en ce qui concerne la figure de la « bonne mère », les demandes de prise en charge à l’extérieur de la famille - que ce soit dans un cadre privé ou public - ne font qu’augmenter. L’ensemble du dispositif s’avère donc très insuffisant, pour ne pas dire insatisfaisant, d’autant plus que la complexité du système français s’avère un handicap, comme nous l’avions mis en évidence à l’occasion d’une recherche comparative portant sur les villes de Lille et de Cologne à la fin des années 1990. Qu’il s’agisse d’instances légalement compétentes telles les CAF ou la PMI, ou d’acteurs incontournables comme les municipalités, les formateurs et les associations, la multiplicité des instances qui interviennent dans la gestion des crèches confère une opacité aux décisions prises et génère bien souvent des sentiments d’insatisfaction chez les responsables et chez les parents. Dépendre de plusieurs interlocuteurs - dont les orientations sont loin d’être toujours harmonieuses - ne facilite pas les choses lorsqu’il faut résoudre un problème, et cela ne fait que donner plus de relief aux contraintes administratives. Les contradictions entre les directives officielles et les pratiques sont d’autant plus sensibles que certaines mesures, telle l’AGED, en incitant les familles aisées à renoncer aux structures collectives, ont été ressenties comme une véritable menace pour la survie de plus d’une crèche. La famille occupe à n’en pas douter une place centrale dans les préoccupations affichées par le pouvoir actuel, mais une famille confortant bien souvent les configurations traditionnelles au sein du couple, où la question de la « conciliation » entre vie professionnelle et vie familiale demeure l’apanage des femmes. Si certaines municipalités ont fait des efforts significatifs pour pallier les manques, rien n’est fait, à l’échelon gouvernemental, pour aller à l’encontre du ralentissement intervenu dans le développement des crèches depuis 1995. Certes, la France bénéficie d’une couverture exceptionnelle en ce qui concerne la garde d’enfants de 3 à 6 ans, mais l’aide publique aux structures collectives concernant la garde des enfants de moins de 3 ans demeure faible - toutes formules de services collectifs publics confondues, le taux de couverture n’était que de 12 % en 2002 et de 6 % seulement dans les crèches. Sous la gauche et plus encore aujourd’hui, ce sont des modes d’aides individuelles aux familles qui ont été développés, souvent au détriment des préoccupation d’égalité des sexes. C’est vrai, notamment, de l’allocation parentale d’éducation (APE), attribuée à sa création, en 1985, à partir du 3e enfant, puis à partir du 2e, dès 1994 pour permettre au parent bénéficiaire (une femme dans la quasi totalité des cas) de cesser ou de réduire son activité professionnelle. Or on sait qu’elle a contribué au retour à la maison des femmes des catégories sociales moins favorisées, et à une baisse importante du taux d’activité féminine : de 76 %, il est passé à 56 % dès lors que l’APE a été attribuée dès la naissance du deuxième enfant. De leur côté, les mesures telles que l’AGED octroyée aux parents qui exercent une activité professionnelle ou l’allocation pour aider les familles désirant employer une assistante maternelle agréée (AFEAMA) favorisent les familles aisées (surtout la deuxième), sans pour autant remettre en cause la division sexuée des tâches éducatives. Et ce n’est pas la création de la PAJE ou prestation d’accueil du jeune enfant, créée en 2004, qui inversera la cours des choses. Durant sa campagne présidentielle, Jacques Chirac avait d’ailleurs insisté sur sa volonté d’instaurer une « allocation de libre choix » qui ressemblait fort à un salaire maternel. Comme les fonds manquaient, le gouvernement s’est contenté de substituer aux allocations existantes une prestation unique, dès le premier enfant, s’adressant elle aussi avant tout aux femmes touchant les salaires les plus bas, vu la modestie de la somme versée (340 euros). Cette mesure risque fort, au contraire, de proroger, voire d’amplifier le mouvement de retrait du marché de l’emploi des femmes peu qualifiées et mal payées, creusant l’écart entre les femmes, selon leur origine sociale et rendant un peu plus difficile aux moins favorisées leur retour dans la main-d’œuvre active. Ce n’est donc pas ce type de mesure qui poussera à remettre en cause la division sexuelle du travail au sein du couple. Comme partout ailleurs en Europe, et en dépit de leur taux d’activité élevé, les Françaises consacrent près de deux fois plus de temps aux tâches éducatives et domestiques que leur conjoints et assument l’essentiel des tâches répétitives (toilette, repas, linge), cependant que les pères s’impliquent dans des activités dites de socialisation des enfants (surtout les activités récréatives). En cela, la situation n’a guère changé en 15 ans (4 minutes de moins par jour pour les femmes actives, et 6 minutes de plus pour les hommes actifs entre 1986 et 1999). C’est face à cette réalité-là qu’il faut apprécier le discours sur l’émergence des « nouveaux pères ». On relève certes des changements significatifs en termes d’aspirations chez les hommes de la jeune génération (enquêtes récentes / CNAF), mais celles-ci tardent à se matérialiser au quotidien, faute de mesures étatiques suffisamment incitatives pour modifier les choses en profondeur : l’adoption, en 2001, d’un congé de 11 jours pour les pères à la naissance de l’enfant constitue certes un premier pas dans ce sens, mais des plus timides. Même si les gouvernements successifs ont proclamé à diverses reprises leur volonté d’agir pour renforcer le rôle du père dans la famille, force est de constater que les mesures concrètes adoptées sont restées pour l’essentiel aveugles à cette dimension. Or il s’agit là d’un facteur décisif du point de vue des représentations et de la vision du monde développée chez les jeunes enfants. Une vision que l’on retrouve ensuite chez les adultes hommes et femmes. Ce qui m’amène à mon second point qui concerne le lien entre besoins, pratiques et représentations.

II. Besoins, pratiques et représentations Les logiques contrastées qui caractérisent les politiques de la petite enfance à l’échelle internationale renvoient à des contextes politico-institutionnels fort variables, on l’a dit, en rapport notamment avec la capacité des mouvements de femmes à peser dans la définition des politiques en question. Selon le lieu et l’époque, les préoccupations et les logiques qui l’emportent dans le paradigme sociétal dominant ont trait à différentes dimensions. Elles peuvent être d’ordre sanitaire ou hygiénique, économique (en rapport avec le problème de l’emploi féminin), nataliste ou pédagogique. Elles peuvent renvoyer à l’image de la mère au foyer ou au contraire à l’idée de l’égalité entre hommes et femmes. Le plus souvent, c’est d’une combinaison entre plusieurs de ces dimensions qu’il s’agit. Il n’en reste pas moins que les éléments de redéfinition se dégageant depuis une vingtaine d’années font apparaître un certain nombre de tendances lourdes marquées par la diversification et l’individualisation des mesures proposées. La tendance à la décentralisation, loin de s’appuyer uniquement sur la volonté de désengagement d’un État central confronté à d’insolubles problèmes budgétaires, correspond aussi à l’aspiration de nombreux citoyens à voir s’instaurer davantage de démocratie et d’autonomie au niveau local, et de disposer de solutions qui répondent mieux à leurs besoins individuels pour ce qui touche à la petite enfance, notamment à propos des modes de garde. Lorsque l’emporte chez les parents le souci de préserver un rapport personnalisé avec la respon¬sable qui assume le suivi de l’enfant, l’arbitrage se fait en fa¬veur d’une garde par une assistante maternelle plutôt que dans le cadre collectif de la crèche. Mais on note une homogénéisation des points de vue quant aux besoins fondamentaux des enfants. Ce qui se traduit par une double attente : celle d’une individualisation accrue des relations avec l’enfant de la part des personnels qualifiés des crèches (éducatrices, puéricultrices) ; et celle de l’élévation du niveau de formation des personnes travaillant à domicile (les assistantes maternelles - les nourrices d’hier) ainsi que des auxiliaires travaillant en crèche. De manière générale et en France en particulier, on relève une moindre utilisation des services publics chez les « cols bleus » qui préfèrent souvent des modes de garde plus traditionnels permettant aux femmes de « concilier » travail professionnel et garde des enfants. C’est vrai y compris en Suède qui est pourtant l’un des pays où les principes d’égalité et de solidarité ont le mieux résisté jusqu’ici et où la réflexion sur le rôle du père a été l’une des plus poussées (d’où l’adoption de mesures incitatives en direction des pères pour qu’ils prennent au moins une partie du congé parental). L’augmentation des structures collectives s’adressant aux enfants de moins de six ans (structures de caractère public, pour l’essentiel) s’est accompagnée d’une discussion largement répercutée dans les médias quant aux mesures à prendre pour favoriser une meilleure prise en charge des tout-petits au domicile familial par les hommes (la tradition veut qu’on ne mette pas un enfant en crèche durant la première année, voire les premiers 18 mois). Ce n’est donc pas un hasard si l’exemple de la Suède sert bien souvent de référence pour illustrer une dynamique de rupture avec le modèle traditionnel d’éducation des jeunes enfants. Toutefois, les débats (mais aussi les pratiques en la matière) ont révélé les limites des valeurs universalistes aux yeux mêmes des catégories sociales suédoises les moins favorisées. Et c’est un constat qui vaut dans la plupart des cas.

La socialisation des jeunes enfants : comparaison entre Lille et Cologne Les politiques familiales, par les choix prioritaires effectués dans le domaine de la petite enfance, sont créatrices, on l’a dit, de normes et de valeurs. Il n’est donc pas étonnant que les pratiques culturelles concernant l’apprentissage de la séparation du milieu familial et la socialisation du petit enfant diffèrent considérablement d’un pays européen à l’autre, de même que les modes d’insertion sociale et professionnelle des parents - notamment des mères - qui permettent d’articuler vie familiale et vie professionnelle. C’est à cette question des normes et valeurs que nous nous étions intéressées dans une recherche comparative entre Lille et Cologne, deux villes ayant beaucoup de points communs. En Allemagne (de l’Ouest, en l’occurrence), la politique familiale a longtemps été centrée sur le choix d’une allocation parentale s’apparentant au salaire maternel (Erziehungsgeld) bien plus que sur la création de modes d’accueil pour les enfants de six mois à trois ans - le marché de l’emploi privilégiant explicitement les hommes. En France, où l’activité des femmes dans la vie publique et économique est davantage reconnue, les mesures de politique familiale et les structures d’accueil de la petite enfance, plus souples et diversifiées, ont d’abord eu pour objectif d’aider les mères à articuler vie professionnelle et vie familiale - quelles que soient, au demeurant, les variations en fonction des villes et des régions. L’interrogation centrale de la recherche en question portait sur les convergences ou divergences entre les normes et valeurs professées par les administrations chargées de l’accueil de la petite enfance, qu’il s’agisse de la place attribuée à la cellule familiale dans la socialisation du jeune enfant ou du jugement porté sur l’activité professionnelle des mères. Je ne m’attarderai ici que sur certains points, qui témoignent de l’ampleur des contrastes observés, mais aussi de similitudes frappantes quant aux rapports de genre. Modes d’accueil : Concernant les modes d’accueil, par-delà le souci témoigné à Cologne que les choses se passent en douceur au moment de l’entrée dans le jardin d’enfants, un thème était : celui des groupes d’âges mélangés, associé à l’influence du groupe sur le développement de l’enfant. En France, la scolarisation vers deux ans et demi limite à l’évidence le mélange des âges surtout lorsque, pour des raisons pratiques, on ne souhaite pas accueillir ensemble des enfants qui marchent et ceux qui se déplacent à quatre pattes. Et il ne semble pas que l’image de la fratrie (un petit nombre d’enfants d’âges différents, rassemblés sur le long terme) soit une image prégnante en matière de modes de garde (les crèches parentales françaises peuvent certes être comparées aux « mini-groupes » allemands : une quinzaine d’enfants y sont réunis, les parents participent à la gestion et à la prise en charge quotidienne, mais elles n’offrent qu’une infime partie des places d’accueil collectif des jeunes enfants). Or la présence conjointe d’enfants de 0 à 6 ans dans un même groupe imprime aux jardins d’enfants allemands une dynamique tout autre que celle qui prévaut dans les crèches françaises, et requiert une formation différente. Le poids traditionnellement dévolu en France aux aspects médicaux et sanitaires dans les crèches explique sans doute en partie les réticences formulées à l’égard de ce modèle - à Lille, nos interlocuteurs et interlocutrices insistaient sur la difficulté de respecter les rythmes de sommeil d’enfants d’âges différents regroupés dans le même local.

Normes éducatives : Non seulement les petits Français sont scolarisés plus tôt, mais la scolarisation est une référence forte dans la définition des objectifs assignés à la crèche et dans l’évaluation des performances atteintes. À Cologne, où le modèle dominant reste celui de Montessori, l’accent est au contraire mis sur l’autonomie de l’enfant, définie du point de vue de son développement personnel. Parler d’autonomie en France renvoie à la capacité d’adaptation à une institution aussi contraignante que l’école et au fait que les enfants ne « se mouillent » plus la journée. De fait, la dimension pédagogique tout comme la discussion sur les besoins de l’enfant constitue une préoccupation beaucoup plus affirmée à Cologne qu’à Lille. Compétences professionnelles : La question de la formation et des compétences est en revanche beaucoup plus présente à Lille, du fait du manque de formation des auxiliaires de puériculture et de la plupart des assistantes maternelles, alors qu’à Cologne - où les exigences de formation pour s’occuper de jeunes enfants sont nettement plus élevées - la qualification des professionnelles en place n’est pas discutée. Droits : De part et d’autre, le droit à une solution de garde collective est plutôt vue comme un droit des parents qu’un droit des enfants. Pour l’enfant, le droit est celui d’accéder à la culture, à l’épanouissement, et surtout à un entourage qui l’aime et l’encourage dans son développement. Hommes-femmes : A Cologne comme à Lille, les propos sur les rapports entre hommes et femmes dans la famille sont relativement peu novateurs. La famille, directement associée à la permanence de la présence maternelle, reste le cadre de référence de l’éducation des enfants - à preuve l’affirmation recueillie dans les deux pays que les enfants ont le plus besoin des modes d’accueil de la petite enfance lorsque la famille est déficiente, quelles que soient les difficultés en question. Evoquer le travail de la mère suscite beaucoup plus souvent un discours sur l’importance du vécu personnel qu’un discours sur le droit des mères. Quant à l’hypothèse d’un congé parental pris par le père, elle semble encore rhétorique ou un brin provocatrice à nos interlocuteurs. Le rôle du père : Il est reconnu dans l’éducation des enfants, mais de façon globale, sans que son contenu soit précisé. Dans les deux villes, toutefois, on déplore l’absence quasi totale de présence masculine dans les établissements d’accueil et on souligne que l’absence de mixité du personnel est à mettre au compte du très petit nombre d’hommes formés aux métiers de la petite enfance - ce qui s’explique par le faible niveau des rémunérations. Sont relevés assez régulièrement les effets pervers et circulaires de la dévalorisation économique des activités « spécifiquement féminines ». Plusieurs années se sont écoulées depuis cette enquête et les choses ont certainement bougé depuis lors. Néanmoins, les propos recueillis sur le thème de la petite enfance à l’occasion d’une recherche plus récente (qui portait en l’occurrence sur le genre et la démocratie locale) menée dans sept pays européens et quelque 80 villes commandent de rester prudents quant aux progrès accomplis dans la façon d’aborder la question - en tout cas en France.

Les politiques de la petite enfance vues par les acteurs municipaux Dans presque tous les pays étudiés, le manque de lieux de garde est criant - la Finlande et la Suède font figure d’exception puisque la mise à disposition de places en crèche y constituent une obligation légale pour les communes. La petite enfance est donc un secteur qui revêt, ou devrait revêtir une grande importance dans la préoccupation des acteurs municipaux et occuper une place de choix dans les débats locaux. On ne saurait affirmer, pourtant, que tel soit le cas. En France - et je centrerai mon propos sur ce seul pays - dans les communes où a été menée l’enquête, les acteurs locaux se positionnent essentiellement comme des gestionnaires des équipements existants : leur rôle politique, tout comme les besoins des femmes, sont très peu évoqués. Dans certaines municipalités, le développement des services de la petite enfance a été impulsé avant tout par souci d’aménagement du territoire : il s’agit de rendre la commune attractive pour les entreprises ou les nouveaux habitants. La petite enfance devient alors un pion dans les stratégies du développement local. Très souvent, l’accent est mis sur les structures d’accueil à temps partiel ainsi que sur les modes de garde atypiques liés à la flexibilité croissante de l’emploi. La question de l’importance des structures collectives pour le développement de l’enfant est, elle, peu présente dans les propos. Parfois, l’idéologie dominante au sein de la municipalité dénote même une conception carrément archaïque du rôle des femmes : la priorité est alors accordée aux modes de garde à temps partiel, témoignant d’attitudes rétrogrades en ce qui concerne l’activité professionnelle des femmes. Quant aux populations immigrées, elles sont souvent considérées comme peu demandeuses de places d’accueil, sous prétexte qu’elles recourent aux solidarités de type communautaire. Par ailleurs, s’il est vrai que, dans nombre de villes françaises, la question de la petite enfance a pris une importance qu’elle n’avait pas auparavant, on ne saurait dire pour autant qu’elle est traitée de façon à réduire les inégalités de sexe dans la plupart des cas. On relève certes des exceptions, comme à Rennes : à l’occasion de l’aménagement du temps de travail au sein des services municipaux, une enquête a été menée auprès des parents des crèches pour connaître leurs besoins, dans une optique d’égalité des chances et avec un souci affirmé du bien-être des enfants. Reste que là comme ailleurs, la garde des enfants continue le plus souvent à être considérée comme un problème féminin par la majorité des acteurs interrogés. L’objectif que se fixent généralement les autorités locales est d’assister les familles dans leur rôle éducatif - un objectif au demeurant très important et qu’il n’y a pas lieu de minimiser. Mais formulé comme tel, il est peu vraisemblable qu’il puisse contribuer à modifier l’état de fait actuel quant à la prise en charge des jeunes enfants par une partie seulement de la population - les femmes - avec tout ce que cela implique du point de vue de la division sexuelle du travail et, partant du point de vue des représentations. Dans les discours recueillis, les termes de « féminin », « familial » et « genre » sont d’ailleurs utilisés comme des synonymes par plus d’un(e) élu(e) pour désigner les mesures prises dans le domaine de la petite enfance, et ils renvoient à des pratiques sociales confirmant que c’est bien aux femmes que les tâches familiales incombent. Il apparaît donc que, dans les cas où on assiste à un effort pour prendre en considération les différences de sexe, ce sont les mères, et par extension la famille, qui sont d’abord visées, et que le principe selon lequel les tâches sociales attribuées aux femmes sont perçues comme des « spécificités » féminines est rarement remis en cause. Dans leurs propos, les élus font le plus souvent l’impasse sur un point essentiel : il ne se posent presque jamais la question de savoir quel type de mesures pourrait réduire les écarts existants, manifestant par là même que le souci d’intégrer l’égalité des sexes dans les politiques locales n’est pas une priorité à leurs yeux.

Conclusion On revient ici à la dimension sexuée du care, qui recouvre nécessairement une part de don, et à l’importance de conce¬voir les services aux personnes (au premier chef ceux qui s’adressent aux enfants) comme des éléments déterminants dans la construction de l’individu. Ce qui pose le problème des moyens qui favorisent une telle reconnaissance, de façon à ce que les hommes s’y impliquent autant que les femmes. En ce sens, le débat sur les modes d’accueil des jeunes enfants ne peut que favoriser une prise de conscience, tant sur le rôle des pouvoirs publics quant à la valorisation du travail effectué dans ce domaine et sur les moyens matériels mis à disposi¬tion, que sur la nécessité de surmonter les clivages de genre qui caractérisent le rapport entre sphère publique et sphère privée.

Jacqueline Heinen




Maj :26/06/2006
Auteur : ficemea