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Conférence de Rebecca ROGERS

Construire l’égalité garçon/fille : les enjeux historiques et contemporains de l’éducation

Rebecca Rogers Université Marc Bloch-Strasbourg

Conférence préparée pour le colloque européen : « A quoi joues-tu ? » Quelles pratiques éducatives construisent l’égalité entre les garçons et les filles 16-17 mars 2006

Lorsque je demande aux futurs professeurs d’écoles maternelles ou primaires de me donner une liste de comportements « typiquement » masculins ou féminins je ne suis jamais déçue. Les garçons sont « turbulents, machos, bagarreurs, vulgaires, bavards, fiers, râleurs, et énergiques ». On considère qu’ils « manquent de rigueur et de discipline, qu’ils sont désordonnés et se rendent intéressants ». Malgré tout, on leur trouve de « l’humour, du dynamisme, de l’assurance dans la décision et un esprit de curiosité ». Quant aux filles, les stagiaires que j’interroge, définissent la plupart du temps les filles « par rapport » aux garçons : « elles sont plus polies, plus soigneuses, plus consciencieuses, plus responsables, plus perfectionnistes, plus sensibles, plus calmes, plus soumises, plus travailleuses ». Mais elles ont aussi « tendance à verser dans la coquetterie, à s’adonner aux commérages, à jouer sur la séduction ». Enfin, les stagiaires, femmes à 90%, m’alignent une série d’autres caractéristiques du comportement féminin qui me surprend parfois : elles sont rêveuses, ont le goût du secret, sont timides, bavardes, fragiles, violentes, fourbes, médisantes, rapporteuses, pipelettes, hypocrites et enfin elles pleurent facilement. Une personne m’a répondu que les filles sont « simples d’esprit » ! Ce qui frappe dans cette liste de qualificaticatifs c’est, d’une part, que les stagiaires n’ont pas parlé uniquement de comportements, mais qu’ils ont rapidement versé dans les stéréotypes. D’autre part, dans ce métier devenu si majoritairement féminin, la représentation des petites filles par leurs futures enseignantes est sur un continuum très large puisqu’on voit aussi bien dans les qualificatifs la petite fille modèle que la jeune fille fausse et artificielle. Au XXIe siècle en France, les stéréotypes concernant les comportements des garçons et des filles continuent bel et bien d’exister. Ce qui est plus gênant cependant c’est quand ces stéréotypes, liés le plus souvent au comportement, induisent des jugements de valeur concernant la capacité intellectuelle des garçons et des filles. On voit assez facilement comment des jugements sur le caractère plus curieux des garçons et le plus grand respect des consignes des filles peuvent avoir des conséquences importantes pour la suite de la scolarité et de la vie professionnelle des garçons et des filles. Les filles respecteront davantage la norme, y compris dans leurs ambitions professionnelles, alors que les garçons auront tendance à s’en écarter plus radicalement, dans un sens comme dans l’autre. Si, de nos jours, ces stéréotypes existent, je vous propose de revenir dans le passé pour essayer de comprendre l’apparition de tels stéréotypes et de voir comment le développement du système scolaire au XIXe siècle a contribué à les enraciner puis, progressivement, à les remettre en question au cours du XXe siècle. Qu’il reste un gros travail à faire est une évidence. Sinon, je n’aurais pas besoin de faire des formations dans les IUFM ou de venir parler dans des colloques comme celui-ci.

I. Un XIXe siècle très sexiste Si le XIXe siècle a vu l’émergence d’un mouvement féministe réclamant une plus grande égalité entre hommes et femmes, le siècle a aussi vu naître un corpus de textes, souvent misogynes, qui restreignait la place des femmes dans la société. L’interdiction de la parole publique des femmes pendant la période de la Terreur révolutionnaire se double sous Napoléon Bonaparte par la mise en place du Code civil en 1804 qui inscrit l’infériorité féminine dans la loi. Ce code civil précise que la femme doit obéissance à son mari ; la femme mariée perd son identité civile puisqu’elle ne peut pas être témoin pour des actes civils, ni ester en justice. Dans le domaine de l’éducation féminine, cependant, Napoléon est certes conservateur, mais il est aussi soucieux que les filles soient éduquées pour devenir de bonnes mères de familles et de dignes éducatrices de ses futurs citoyens. Car, il ne faut pas oublier qu’au XIXe siècle les mères sont censées être les premières éducatrices de leurs enfants, garçons et filles. Ainsi il ne délaisse pas l’éducation des filles dans ses grandes réformes scolaires. Pour les filles pauvres, il encourage le développement d’écoles tenues par des religieuses, et pour les filles de ses soldats et ses officiers, il crée les maisons d’éducation de la Légion d’honneur, institution prestigieuse et institution modèle qui formera gratuitement des générations de jeunes femmes, destinées souvent à leur tour à devenir enseignantes elles-mêmes. La lecture de ses consignes concernant l’instruction appropriée pour les demoiselles de la Légion d’honneur révèle cependant comment souci d’éducation se marie avec conservatisme social. L’empereur ne croit pas à l’égalité des intelligences entre homme et femme et il ne veut surtout pas former des femmes savantes : « Qu’apprendra-t-on aux demoiselles qui seront élevées à Ecouen ? II faut commencer par la Religion, dans toute sa sévérité. N’admettre à cet égard, aucune modification. La Religion est une importante affaire dans une institution publique de demoiselles. Elle est, quoi qu’on puisse dire, le plus sûr garant pour les mères et pour les maris. E des croyantes et non dés raisonneuses. La faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité dé leurs idées, leur destinée dans l’ordre social, la nécessité d’une constante et perpétuelle résignation et d’une sorte de charité indulgente et facile tout cela ne peut s’obtenir que par la Religion, par une religion charitable et douce. » Il ajoute que « Presque toute la science qui sera enseignée doit être celle de l’Evangile. Je désire qu’il en sorte, non des femmes agréables, mais des femmes vertueuses, que leurs amusements soient de mœurs et de cœur, non d’esprit et d’amusement » . Napoléon se méfie de la raison des femmes et cherche par les institutions qu’il crée à former ni des savantes, ni des salonnières, mais des femmes qui sauront rester à leur place.

La raison des femmes La raison des femmes fait l’objet de débats dans les premières décennies d’un siècle qui cherche à reconstruire une société morale fondée sur les valeurs de la famille. La femme a une place d’honneur au sein de cette famille, à condition qu’elle ne cherche pas à s’en éloigner et à intervenir dans l’espace public. Sylvain Maréchal exprime un point de vue particulièrement radical en ce qui concerne la place de la femme dans la société post-révolutionnaire. En 1801 il publie une brochure intitulée : Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes. L’article 2 du projet de loi précise : « La Raison veut : À l’homme, -l’épée et la plume. À la femme, -l’aiguille et le fuseau. À l’homme, -la massue d’Hercule À la femme, -la quenouille d’Omphale À l’homme, -les productions du génie À la femme, -les sentiments du cœur » L’article 5 poursuit : « La Raison veut que les sexes diffèrent de talents comme d’habits. Il est aussi révoltant et scandaleux de voir un homme coudre, que de voir une femme écrire ; de voir un homme tresser des cheveux, que de voir une femme tourner des phrases » . Que Maréchal représente un extrême dans sa vision des rapports des sexes au début du siècle est une évidence, mais un extrême où l’on voit pointer des stéréotypes qui auront la vie dure. En effet, l’homme est guerrier, donc défenseur de la patrie et citoyen par excellence, alors que la femme manie l’aiguille, à l’écart des tourmentes publiques. Surtout, l’homme écrit alors que la femme aime. Il s’agit pour Maréchal de défendre des rôles complémentaires mais une complémentarité fondée sur une profonde inégalité.

La vérité des dictionnaires Les dictionnaires témoignent de la façon dont cette notion de complémentarité se développe au cours du siècle notamment dans la perception qu’ont les contemporains de ce qui distingue une petite fille d’un petit garçon. Le développement des sciences médicales va aussi imprégner les dictionnaires de leurs croyances, notamment celles qui s’appuient sur les idées de Darwin et de l’anthropologie naissante. Au milieu du XIXe siècle, les scientifiques sont de plus en plus persuadés que le cerveau des femmes est plus petit que celui des hommes à cause de la sélection naturelle et sexuelle. Au cours de millions d’années d’évolution, ce sont les hommes qui ont effectivement manié la massue et l’épée pour protéger les femmes. Celles-ci, retranchées auprès des enfants, se sont concentrées sur la reproduction et la survie des petits. Quand les hommes, pour se défendre, passent de l’épée à la plume, les femmes sont rentrées dans des foyers pour nourrir et aimer leur progéniture. L’évolution est ici mobilisée pour expliquer des différences physiologiques entre hommes et femmes avec des conséquences importantes pour leur comportement en société, comme la définition du grand dictionnaire universel de Larousse le montre : « Fille (physiologie et hygiène) Dans la première période de la vie, les petites filles diffèrent peu des petits garçons, et l’on ne peut guère les distinguer les uns des autres que par l’observation des parties génitales. Cependant, dès que les enfants commencent à jouer, dès qu’ils peuvent se livrer à une grande variété de mouvements, on remarque dans le physique et dans le modal des caractères distinctifs du sexe. Ainsi les petites filles sont généralement plus délicates, d’une constitution plus molle, d’un teint plus pâle ou plus blanc, d’une complexion plus humide. Leurs cheveux sont plus longs. La différence des tempéraments se manifeste dans les jeux : la petite fille se contente d’une poupée ; elle la coiffe, la décoiffe, l’habille de mille façons, lui donne parfois un petit ménage. Le jeune garçon, au contraire, aime les jeux bruyants ; il s’éloigne, il court, il saute, il grimpe dans les arbres, il construit des maisonnettes, s’arme, bat de la caisse, etc., tous exercices qui semblent préluder à de plus périlleuses destinées. La petite fille est plus douce, plus tendre, plus affectueuse, plus vive, plus spirituelle, plus docile et plus précoce ; son organisation, plus rapidement développée, lui donne déjà une sensibilité très excitable. Elle aime la coquetterie, elle connaît déjà l’art de plaire ; les brillantes parures l’éblouissent et exaltent son imagination ; elle désire être grande et se montre jalouse d’être aimée. Comme elle a conscience de sa faiblesse, elle sait désarmer la colère par la prière et par les pleurs. Rarement on observe parmi les petites filles cette rivalité qui éclate presque toujours après la puberté ; elles sont expansives, se caressent tendrement, même devant les hommes, avec cette pudeur qui caractérise l’innocence. À mesure que l’âge avance et que la constitution se forme, le caractère féminin se dessine franchement, et la jeune fille devient modeste, réservée, défiante. Le jeune homme, au contraire, se précipite dans la vie avec toute la fougue de son tempérament. » (1866) On voit clairement dans ce passage comment le biologique-la constitution plus molle, la complexion plus humide-induit des comportements plus timides de la part des petites filles, dont la description ressemble étonnamment à celles fournies par les futures enseignantes de l’IUFM d’Alsace.

Les textes pédagogiques Les textes pédagogiques confortent cette conviction de différences entre garçons et filles et justifient une éducation distincte en fonction du sexe. Mais cette différentiation intervient seulement vers l’âge de sept ans quand l’ensemble des pédagogues s’accorde à dire que les traits distinctifs des deux sexes s’accentuent. Ainsi les pédagogues de la petite enfance parlent généralement des « enfants » sans précision du sexe et l’on accepte l’idée d’éduquer ensemble les tout petits. L’âge de raison cependant signale un changement dans l’optique de l’éducateur, c’est à ce moment que les leçons changent pour prendre en compte le sexe de l’élève. Certains pédagogues, comme la suissesse Mme Necker de Saussure, ne sont pas convaincus d’une différence absolue entre les capacités masculines et féminines, mais la différence dans la destinée des hommes et des femmes appelle des différences dans l’éducation. Comme les jeunes filles sont destinées au mariage et à la sphère privée, elles n’ont pas besoin des mêmes savoirs que les hommes. Parmi les sœurs et les frères, écrit Mme Necker de Saussure, « l’on n’y respire pas le même air, et ce n’est pas la même lumière qui enveloppe et colore tous les objets » . Ainsi, aux filles de la bourgeoisie, qui apprennent plus que les rudiments, on propose des leçons de littérature et de langue française, d’histoire ou de géographie, des mathématiques, un peu de sciences, des langues vivantes, des travaux d’aiguille et la religion. La jeune fille bien née profite souvent aussi des arts d’agrément-musique, peinture, danse-talents considérés comme indispensables dans le milieu bourgeois. Ces leçons sont perçues comme un remède contre l’ennui et un rempart contre les dangers de l’oisiveté. Mais on met en garde contre trop d’études : « La nature des choses et l’expérience prouve également que, si la faiblesse des muscles de la femme lui défend de descendre dans le gymnase et dans l’hippodrome, les qualités de son esprit et le rôle qu’elle doit jouer dans la vie lui défendent plus impérieusement encore de se donner en spectacle dans le Lycée ou dans le Portique.... » . Modération et sagesse doivent gouverner l’éducation de la jeune fille, car les ambitions intellectuelles lui sont, en principe, défendues.

Et dans les institutions scolaires ? La différence dans l’éducation proposée aux garçons et filles est bien plus prononcée dans l’enseignement secondaire que dans le primaire où il n’y a guère que les enseignements annexes (travaux à l’aiguille, par exemple) qui diffèrent. Au sein de la bourgeoisie, cependant, la différence de destinée entre l’homme, voué à une vie active, et la femme, vouée à la vie de foyer, justifie la mise en place d’enseignements bien distincts. Pour les jeunes hommes, les humanités classiques sont au cœur de l’enseignement et les études se terminent par la philosophie et la rhétorique. A priori, aucune de ces matières ne figure dans l’éducation de la jeune fille. Ainsi, la différence dans les rôles sociaux détermine un enseignement différent. Cette différence entre enseignement féminin et masculin qui se manifeste dans les programmes des institutions scolaires n’est cependant pas acceptée par toutes avec philosophie. Dès le début du XIXe siècle, certaines enseignantes se font entendre, d’abord pour réclamer une éducation plus sérieuse pour les jeunes filles, et ensuite pour réclamer une plus grande égalité dans l’éducation proposée aux deux sexes. Pour ces femmes exceptionnelles au XIXe siècle, la moindre « intelligence » des femmes n’est pas un fait de nature, mais le résultat de leur socialisation, et notamment d’une éducation inférieure. Progressivement, elles oseront envisager un avenir féminin qui n’est pas radicalement autre et en conséquence demander que le contenu de l’enseignement s’approche de celui des garçons. Lorsque Napoléon confie la direction de la première maison d’éducation de la Légion d’honneur à la célèbre éducatrice Jeanne Campan, celle-ci s’éloigne très rapidement du programme limité de l’Empereur. Elle ne croit pas à « la mobilité des idées » des femmes et souhaite même former à Ecouen « une espèce d’Université de femmes, où la jeunesse de notre sexe doit être élevée et où doit se former en même temps une école normale de femmes enseignantes qui se répandront, non seulement dans l’Empire français mais dans toutes les écoles étrangères fondées à l’imitation de celles de France ». Elle imagine alors que ses propres élèves deviendraient les futures enseignantes d’un système national de pensionnats . D’autres enseignantes aussi insistent sur la capacité de raisonnement des femmes et prônent une éducation qui leur permettrait d’exercer leur esprit critique aussi bien dans le foyer que dans une vie professionnelle. Tout au long du siècle, des femmes ouvrent des établissements pour jeunes filles et se retrouvent pour certaines à la tête de petites, voire de grandes, entreprises éducatives. Au moment de sa mort en 1865, Sophie Barat, fondatrice de la Société du Sacré-Cœur, par exemple, est responsable de 3 359 religieuses et de 89 établissements répandus en Europe, Afrique du Nord, l’Amérique du Nord et du Sud. S. Barat n’est pas une féministe, mais les établissements fondés par sa congrégation offrent une éducation de qualité aux élites de la société française, montrant ainsi que les femmes sont capables de faire des études poussées. En revanche, Joséphine Bachellery est féministe, inspirée par les idées socialistes du milieu du siècle. Directrice d’un pensionnat parisien où sont éduquées une centaine de jeunes filles au milieu du siècle, elle figure parmi les enseignantes les plus contestataires, publiant articles et livres pour revendiquer une plus grande égalité dans l’éducation entre filles et garçons. Lors de la Révolution de 1848, elle réclame la création d’une école normale supérieure féminine ainsi que la création de collèges de filles. Elle élabore dans ses écrits une vision de la femme « sagement émancipée » qui sert d’exemple dans la nouvelle République. On peut imaginer que ce message soit passé, en partie, dans ses enseignements. Mais des femmes comme J. Bachellery ou J. Campan sont une minorité au XIXe siècle et il faut attendre le XXe siècle et la généralisation de la mixité pour voir le développement d’enseignements plus égalitaires. Quant à l’enseignement pré-élementaire, assuré d’abord dans des salles d’asile puis dans les écoles maternelles créées par les lois Ferry, celui-ci est assuré entièrement par des femmes, laïques et religieuses, pour des enfants des deux sexes, souvent mélangés. La mixité pour les plus petits n’est pas signe cependant d’une volonté égalitaire mais plutôt le reflet l’opinion courante qu’avant sept ans la différence entre les sexes n’a pas de signification. Pauline Kergomard, inspectrice générale des salles d’asile, se bat pour une meilleure formation des maîtresses car elle estime que seules les femmes ont les qualités nécessaires pour diriger une éducation qui doit constituer « le passage de la famille à l’école » . Cette insistance même cependant montre à quel point on associe les femmes au foyer familial. Paradoxalement, la volonté de mieux former des maîtresses d’écoles maternelles renforcera la vision de la mère-éducatrice, vouée par son rôle dans la société à s’occuper en priorité des tout petits (vision qui persiste de nos jours, quand on constate que les enseignants de l’école maternelle sont presque à 100% des enseignantes.

II. Les évolutions du XXe siècle

En 1900 un système scolaire très différencié par sexe : avec quelles conséquences ? En 1900, le système scolaire est encore très différencié par classe sociale-seules les classes moyennes peuvent aspirer à l’enseignement secondaire-et par sexe. Les lois Ferry en généralisant un enseignement primaire obligatoire, laïc et gratuit, maintient comme principe de base la non-mixité des écoles primaires. Quant aux collège et lycées, il n’est pas question de mélanger des jeunes filles et jeunes garçons, d’autant plus que le programme des collèges de jeunes filles ne mène pas au baccalauréat, puisqu’on y n’enseigne pas le latin et le grec. Si les filles profitent beaucoup plus d’une offre scolaire devenue bien plus abondante, et moins dominée par l’Eglise, il faut bien reconnaître que les messages transmis au sein de l’enseignement restent marqués par les stéréotypes forgés au cours du siècle précédent. Même si les femmes travaillent de plus en plus dans le secteur tertiaire, l’image de la bonne mère et épouse continue à exercer son influence sur le type de formation proposée aux jeunes filles. Celles qui souhaitent s’éloigner des sentiers battus doivent faire preuve de beaucoup de persévérance et d’un milieu familial encourageant. Lors des débats sur l’ouverture d’une préparation au baccalauréat dans les collèges et lycées de jeunes filles, on trouve des enseignantes qui écrivent dans les revues d’éducation pour protester contre cette réforme. Les arguments ont un peu changé depuis Napoléon ; dans les années 1920 c’est l’avenir de la race et la capacité à produire de beaux bébés qui préoccupent les esprits : « On nous parle pourtant de protéger la race, de consolider la famille, etc. Je demande ce que notre enseignement des jeunes filles fera de plus pour cela, quand on l’aura ‘assimilé’ à celui des garçons. Je demande dans quel coin des programmes on trouvera moyen de loger les enseignements pratiques, ménagers, féminins, qui sont toujours nécessaires à la vie de famille d’une femme et à son équilibre mental et moral. Où l’enseignement de la puériculture ? Où l’étude des questions morales et sociales qui doivent être connues, et dont la préoccupation devrait être au premier rang dans leur esprit ?...Si nous sommes vraiment des éducatrices, nous devons le savoir et le reconnaître ; pût-on identifier les programmes sans danger, nous ne pourrions en enseigner la matière de même façon aux jeunes gens et aux jeunes filles ; on ne parle pas aux uns et aux autres de la même manière, et on ne peut attendre d’eux les mêmes qualités d’esprit. » Finalement, l’année après ce plaidoyer en faveur du maintien de la différence dans l’enseignement secondaire masculin et féminin, la loi Bérard (1924) va autoriser les jeunes filles à apprendre le latin et le grec dans les établissements pour que les filles puissent plus facilement passer le baccalauréat. Mais les mentalités continuent à faire une distinction entre les « qualités d’esprit » des garçons et des filles qui justifient une pédagogie de la différence.

Un discours sur l’égalité Le développement d’un mouvement féministe à la fin du XIXe siècle permet cependant le développement d’un discours sur l’égalité dans l’éducation. J. Bachellery, pendant la révolution de 1848, avait déjà écrit : « Un peuple libre ne saurait être un peuple ignorant. Les actes de M. Carnot nous prouvent que l’Etat donnera à l’éducation tout l’essor dont elle a besoin ; mais pourquoi dans la circulaire du ministre parle-t-elle toujours des instituteurs et jamais des institutrices ?...Nous ne prétendons pas attaquer l’éducation publique, elle est particulièrement propre au développement de la fraternité tendant à l’universalité. Ce que nous constatons, c’est sa mauvaise direction et son insuffisance quant à l’instruction des jeunes filles. » Vers 1900, les militants d’une éducation plus égalitaire sont surtout des militants de la mixité, ou de la coéducation, comme on le dit à l’époque. Paul Robin, qui développera les principes de l’éducation intégrale, instaure la coéducation comme principe de base dans l’Orphelinat Prévost à Cempuis (Oise) qu’il dirige entre 1880 et 1894. L’éducation intégrale propose de pendre en compte l’enfant dans sa globalité afin de développer de façon simultanée et harmonieuse les différents aspects de sa personnalité. L’éducation familiale prônée au sein de cet orphelinat, qui élève garçons et filles ensemble de 4 à 16 ans, est hostile à la non-mixité perçue comme facteur d’inégalité dans la société : « La séparation des sexes dans la vie sociale et depuis l’enfance tend à faire des hommes brutaux et despotes, des femmes faibles et rusées. [...] Avoir appris les mêmes choses sur les mêmes bancs, c’est être en voie de s’entendre [...] Et d’ailleurs, il n’y a pas deux sciences, deux vérités, une pour les hommes et l’autre pour les femmes ; il n’y en a qu’une seule pour tout le monde » . Mais la coéducation est encore très largement perçue à cette époque comme facteur d’immoralité et donc cette initiative reste isolée sauf au sein de l’éducation nouvelle qui prendra son essor dans la période de l’entre-deux-guerres. La pédagogie de l’Ecole nouvelle, qui place les enfants au cœur du processus d’éducation, adopte - comme dans l’Orphelinat de Robin-, le principe de la coéducation, jugée plus naturelle. La coéducation définie par la Ligue internationale pour l’Education nouvelle en 1921 n’est pas l’éducation identique pour les garçons et les filles mais une éducation harmonieuse avec l’idée qu’ensemble les deux sexes auront une influence positive l’un sur l’autre. Contrairement aux premières militantes de la coéducation, la coéducation n’a pas un objectif a priori féministe, elle est surtout un passage obligé pour le bon développement psychique de l’enfant . La coéducation reste néanmoins un phénomène minoritaire dans la période de l’entre-deux-guerres, malgré les progrès des écoles géminées (expression utilisée pour parler des écoles à effectif réduit en milieu rural qui regroupent garçons et filles). En 1931, on trouve en France sur 63 423 écoles primaires, 6 390 mixtes dirigés par un instituteur et 17 605 écoles mixtes dirigées par une institutrice. Mais ces dernières ne sont pas considérées comme des professionnelles, mais comme des mères réelles ou potentielles. En précisant que l’institutrice assure les cours d’éducation ménagère et de couture dans les classes, le ministre d’Education nationale affirme « Nous ne saurons perdre de vue le rôle de la Femme dans la famille, cellule de la société » . Ainsi, l’instauration de la mixité dans les communes rurales françaises n’était pas vraiment une mesure visant une plus grande égalité entre homme et femme.

La généralisation de la mixité La généralisation de la mixité à partir des années 1960 est sans doute la preuve la plus éclatante des limites de mesures pédagogiques appliquées sans réflexion. En effet, la décision de mêler garçons et filles de la maternelle au lycée constitue une révolution pédagogique de taille qui est cependant passée dans les mœurs presque sans débat. La réforme de 1959 légalise les lycées mixtes récemment créés et les décrets d’application de la Loi Haby en 1976 introduisent la mixité à tous les degrés. Mais cette généralisation de la mixité ne produit pas d’emblée une plus grande égalité entre garçons et filles, comme le collège unique n’a pas réussi non plus à donner une égalité de chances à tous les enfants en dépit de leurs origines sociales. Les sociologues de l’éducation nous montrent depuis une quinzaine d’années maintenant que l’école ne peut pas seul opérer des transformations dans la façon dont les uns et les autres pensent l’égalité des sexes, d’autant plus quand cette égalité est rarement l’objet de débats explicites. Nous savons de nos jours que les filles réussissent mieux dans le système scolaire que les garçons, en partie parce qu’elles intériorisent mieux les règles de jeu scolaire. Mais à la sortie de l’école, les jeunes sont orientés vers des filières ou des professions qui restent très fortement marquées par le sexe de la personne : aux femmes les métiers de l’enseignement ou du tertiaire, aux hommes les métiers industriels ou l’ingénierie. Ces orientations différentes se doublent par un phénomène de « plafond de verre » au sein des métiers où les femmes sont très présentes. Dans l’Education nationale, cela se voit dans le faible pourcentage de femmes dans l’inspection générale ou de femmes directrices d’établissements, alors que nous savons par ailleurs que l’éducation s’est très fortement féminisée depuis 1900. Ainsi, l’instauration d’une plus grande égalité dans l’accès au savoir ne s’est pas révélée suffisante. Il aurait fallu travailler la mixité pour que les stéréotypes de sexe ne persistent pas. Surtout, il aurait fallu que les enseignants soient conscients que l’égalité des sexes comme l’égalité sociale ne s’opère pas automatiquement en mettant les élèves tous ensemble. Et enfin, il aurait fallu accepter que l’école peut être un formidable outil pour l’ouverture d’esprit, mais elle ne peut pas opérer seule surtout dans ce domaine où les mentalités restent encore conservatrices, malgré les avancées féministes depuis 200 ans. Que faire ? C’est de ce constat des échecs d’une pédagogie universaliste qu’est née l’initiative de la « Convention pour la promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif », convention signée par trois ministères : l’Emploi et la solidarité, l’Education Nationale, et l’Agriculture et Pêche. Signée en 2000 pour trois ans, celle-ci a été renouvelée pour trois ans jusqu’en 2006. Ce texte marque une étape dans un processus historique qui a vu la généralisation de la mixité dans l’enseignement général depuis 1975, l’essor d’un mouvement féministe et les effets de politiques publiques propulsées par Union Européenne. (Rappelons que dès 1945 on proclame l’illégalité de toute discrimination homme/femme et en 1993 il y a eu la déclaration que le droit humain est universel.) En France, entre 1984 et 1989 il y a eu d’autres conventions mais surtout des orientations ; pour la première fois, avec cette convention, nous avons un texte global qui propose des actions positives par une politique volontariste. La convention se structure autour d’un premier axe paritaire en direction du personnel, en prônant un accès volontariste aux postes de direction et en déclarant une volonté d’établir des états des lieux. Le deuxième axe concerne de plus près ce colloque, dans la mesure où il insiste sur la reconnaissance du fait que l’élève n’est pas un individu neutre et que le sexe de l’enseignant ne doit pas être oublié dans l’évaluation de l’expérience scolaire. La convention propose alors des mesures concernant l’orientation des élèves, concernant l’enseignement (l’éducation doit être « fondée sur le respect mutuel des deux sexes » par l’intégration d’une réflexion sur les rôles sociaux respectifs des hommes et des femmes dans les programmes de l’éducation civique, par la prévention de violences sexistes et par la valorisation du rôle des femmes dans les enseignements dispensés). Enfin, la convention cherche à « renforcer les outils de promotion de l’égalité et la formation des acteurs », en encourageant l’accès des femmes aux postes de responsabilité et en établissant des états des lieux. C’est grâce à cette convention que s’est mise en place dans les IUFM des formations à l’égalité homme-femme comme celle que j’ai assurée pour les futurs professeurs de maternelles et de primaires dans l’Académie d’Alsace. En sensibilisant, les futurs enseignants sur la manière dont inconsciemment nous perpétuons les stéréotypes de sexe, nous avons l’espoir de faire réfléchir à cette dimension de l’éducation qui est en général une découverte pour les élèves stagiaires. En tant qu’historienne cependant, mon objectif est de faire comprendre aux stagiaires que les rapports entre hommes et femmes ont une histoire et que le système scolaire joue un rôle dans cette histoire. Si les écoles maternelles laïques ont pratiqué la mixité dès le départ, la non-mixité dans le reste du système scolaire a pendant longtemps consolidé une pensée de la différence. Cette pensée de la différence s’est souvent exprimée sous l’angle de la complémentarité : aux garçons la raison, aux filles les sentiments. Mais cette complémentarité a instauré des inégalités durables et a servi de justification à l’élaboration de programmes scolaires différents. Pour les élèves d’aujourd’hui, ce passé de non-mixité et d’une éducation féminine basée sur le futur rôle de mère et d’épouse paraît lointain, mais trente ans n’est pas grand chose. Sensibiliser les élèves, comme l’ensemble des formateurs, aux pièges de la complémentarité, qui cache des inégalités, est un enjeu pour notre société. Montrer de quelle manière les stéréotypes ont des effets inconscients dans nos pratiques professionnelles me semble une démarche essentielle car ces stéréotypes s’appuient sur une façon de penser la différence des sexes qui a une longue histoire. Faire tomber ces stéréotypes doit passer par un travail explicite, comme celui qui est proposé dans ce colloque.

Bibliographie indicative

Lelièvre, Claude et Françoise Lelièvre, Histoire de la scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991. Mayeur, Françoise, L’Éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979. Rogers, Rebecca. « Les femmes et le genre dans l’histoire de l’éducation contemporaine », Historiens et géographes, 394, avril 2006, p.1-9.
 . « Impensable mixité », Travail, Genre et Sociétés, n°11, avril 2004, p.183-188.
 , ed., La mixité dans l’éducation : enjeux passés et présents, Lyon, ENS Editions, 2004. Thébaud, Françoise et Michelle Zancarini-Fournel, dir., Clio. Histoire, Femmes et Société, 18 (« Coéducation et mixité »), 2003. Trames. Educations féminines, Mont-Saint-Aignan, CRDP de Haute Normandie, 2005.




Maj :26/06/2006
Auteur : ficemea