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L’école, un marché ! Roger Dehaybe
En 2006, Roger Dehaybe réagissait à une invitation de Mme Condolezza Rice à tous ses collègues, ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Unesco pour les inviter à ne pas adopter le projet de convention sur la diversité culturelle. Il rappelait alors que l’enjeu était majeur car les produits culturels constituent le deuxième secteur d’exportation des Etats-Unis, après l’armement. Permettre leur libéralisation sans entrave était également très important au plan idéologique pour « combattre l’axe du mal » et que, heureusement la communauté internationale a adopté à l’Unesco la convention destinée à garantir le maintien et le renforcement de la diversité culturelle.

En octobre dernier, Mme Condolezza Rice écrivait à tous ses collègues, ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Unesco - elle s’adressait donc « au monde » - pour les inviter à ne pas adopter le projet de convention sur la diversité culturelle.

L’enjeu était majeur car les produits culturels constituent le deuxième secteur d’exportation des Etats-Unis, après l’armement. De plus, permettre leur libéralisation sans entrave est également très important au plan idéologique (« combattre l’axe du mal »).

En 1948 déjà, et dans la foulée du plan Marshall, cette double approche économique et idéologique, avait permis au cinéma américain d’envahir l’Europe et de populariser un mode de vie qui s’imposera au monde comme la norme du progrès.

Le 20 octobre 2005, la communauté internationale, grâce particulièrement à la Francophonie, et au terme d’une mobilisation sans relâche, a adopté à l’Unesco la convention destinée à garantir le maintien et le renforcement de la diversité culturelle.

On n’a pas suffisamment souligné le caractère historique de ce vote qui a permis l’adoption de la Convention par 148 voix contre 2 (les Etats-Unis et Israël).

La Communauté française de Belgique a participé activement à ce débat, aussi bien à l’Unesco que dans les enceintes européennes et francophones.

Les pays en développement se sont également fortement impliqués dans ce qui s’est révélé être plus qu’une négociation diplomatique, un véritable combat ; il s’agissait d’un débat essentiel puisque de son issue dépendait la capacité pour les pouvoirs publics de mener des politiques culturelles souveraines et de garantir ainsi le pluralisme de la pensée

Apparemment donc, nous pouvons être rassurés : la diversité des valeurs et de leurs expressions devrait rendre plus équilibrée la mondialisation économique.

Apparemment seulement, car un danger, plus grand encore, menace : la mise sur le « marché » des services de l’éducation et ce, dans le cadre des négociations multilatérales (à l’OMC) relatives aux « services » et des négociations bilatérales (accords de libre échange), palliatifs fréquents de l’échec des premières.

L’éducation est un secteur d’importance : un milliard d’élèves et d’étudiants, 50 millions d’enseignants, un « chiffre d’affaires » de l’ordre de 2000 milliards de dollars, soit le vingtième du PIB mondial, montant considérable et qui n’est assuré par le secteur privé que pour un cinquième.

On ne s’étonnera pas, dès lors, qu’on évoque de plus en plus à l’OMC « le marché de l’éducation ».

Déjà en 1998, un rapport de l’OMC énumère « les nombreuses barrières qu’il faudrait lever afin de libérer le commerce des services éducatifs et, notamment l’existence de monopoles gouvernementaux et d’établissements largement subventionnés par l’Etat… ».

Comment ne pas être troublé d’entendre, en juin 2006, le ministre (travailliste) en charge de l’enseignement supérieur de Grande Bretagne souligner que « le fait que les établissements d’enseignement supérieur ne dépendent pas entièrement des pouvoirs publics pour leurs financements est un gage de leur réussite pour les étudiants et les employeurs » ?

Angel Gurria, le secrétaire général de l’OCDE exprime t’il le point de vue de chacun des 30 Etats membres (les pays les plus riches du monde) lorsqu’il déclare : « L’enseignement est un produit de commerce, une marchandise de valeur internationale, quelque chose qui peut être exporté. » ?

Des groupes financiers puissants s’intéressent de très près à ce marché potentiel et reprochent aux autorités publiques de ne pas tenir suffisamment compte des intérêts économiques immédiats dans la gestion du secteur de l’éducation.

Libéraliser les services de l’éducation permettrait, tout à la fois, de développer un nouveau marché et de mettre l’actuel réseau scolaire au service des intérêts économiques.

Dans ce secteur, la notion de « commerce » est relativement floue : études à l’étranger, activités réalisées sur le sol national par des instituts étrangers, cours dispensés par des professeurs extérieurs, formation continue, formation professionnelle.

La marchandisation cible aussi l’enseignement à distance qui, grâce au développement des nouvelles technologies, occupe une place de plus en plus grande dans les processus d’apprentissage à tous les niveaux et sera bientôt au centre des politiques d’éducation.

Dans tous les cas, il s’agit de « permettre la fourniture libre de services en éducation et formation à l’intérieur de chaque pays et entre pays » (conclusions de la conférence « Services 2000 » réunie par le département du Commerce des Etats-Unis).

Cette approche se présente comme une urgence économique et idéologique pour les experts et autorités d’un nombre de plus en plus élevé d’Etats, les plus actifs sur cette question étant les Etats-Unis, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Japon, et la liste n’est pas close.

Une fois de plus, ce sont les pays en développement qui risquent de subir le plus vite et le plus fort les effets d’une libéralisation des services de l’éducation ; c’est là que des besoins criants peuvent conduire les responsables publics à céder à l’urgence et donc à suivre les propositions de ceux qui promettent d’entrevoir, enfin, « l’éducation pour tous ».

Le « Nord », lui aussi, est potentiellement faible, car également confronté au problème aigu du financement : avec l’allongement de la scolarité, les besoins financiers sont de plus en plus importants ; ainsi, si de 1985 à 1992 le nombre d’étudiants a progressé de 26%, les dépenses publiques en matière d’éducation n’ont augmenté que de 5% (moyenne mondiale).

C’est dans ce contexte que des voix de plus en plus nombreuses se font entendre pour mettre fin à un monopole présenté comme un « anachronisme ».

S’opposer à la libéralisation ne signifie, en rien, s’attaquer à l’existence de réseaux éducatifs privés (l’enseignement libre) ; ceux-ci doivent, bien sûr, être maintenus. De même, il ne s’agit pas de nier le lien entre l’éducation et le développement économique : l’enjeu est, tout simplement, de permettre à la puissance publique de continuer à exercer son rôle de régulateur légitime : contrôle des matières, niveau des diplômes, conditions d’installation des établissements, qualifications des maîtres…

Depuis la nuit des temps, c’est la transmission des savoirs, donc l’école sous toutes ses formes, qui a contribué à l’insertion du citoyen dans sa communauté.

L’école doit garder sa double mission : à la fois celle de préparer l’avenir en ouvrant l’enfant sur le monde qu’il aura à transformer mais aussi la mission essentielle de « conservatoire », du passé, des valeurs, des traditions, et de lien entre les générations.

Ce double rôle doit être préservé.

Au contraire, le projet éducatif défendu par ceux qui se présentent comme les nouveaux apôtres de la liberté occulte totalement la dimension communautaire des savoirs et leur rôle dans la construction identitaire.

Si l’école dite « libre » et vraisemblablement multinationale n’a pour seules valeurs à transmettre que celles présentées comme « universelles » - valeurs trop souvent instrumentalisées pour affirmer la prééminence d’un seul modèle - alors la mondialisation aura réussi ce qu’aucun régime totalitaire n’a pu totalement finaliser : contrôler la pensée et cela dès l’enfance.

Toutes les conventions culturelles du monde seront, dès lors, inutiles car il n’y aura plus rien à préserver.

Le danger est réel et le risque grave. Il ouvre tout à la fois la possibilité pour un Etat ou pour une multinationale de s’ériger en « professeurs du monde », et pour une secte d’utiliser ce nouveau et formidable moyen de prosélytisme.

Comment expliquer l’apparente indifférence des responsables politiques vis-à-vis du projet de libéralisation des services de l’éducation ?

Alors que les ministres de l’Education de la Communauté française de Belgique ont bien perçu le danger, pourquoi certains Etats, pourtant actifs partisans de la convention sur la diversité culturelle, se sont-ils opposés à une référence à l’éducation lors des travaux préparatoires ?

Certes, l’Europe d’avant mai 2004 a résisté à ce projet, mais est-on bien certain que des intérêts économiques puissants ne vont pas, à terme, éroder la capacité de résistance de l’Union des 25 ?

C’est un nouveau combat en perspective et nous ne pouvons attendre que les chantres de la marchandisation de l’éducation le provoquent.

Le temps joue pour eux : chaque difficulté de l’école publique nourrit le discours sur « l’efficacité du secteur privé », chaque crise de l’emploi conduit à réclamer plus de contrôle de l’industrie sur l’enseignement, chaque difficulté budgétaire de l’Etat voit le monde économique se présenter en « sauveur »

Plusieurs organisations non gouvernementales sont heureusement mobilisées autour de cette question cruciale. Il faut les entendre, il faut les soutenir et établir avec elles une alliance comparable à celle qu’avait nouée la Francophonie avec les « coalitions pour la diversité culturelle ».

C’est cette stratégie d’union entre le public et le « privé associatif » qui a permis de résister au projet du « privé industriel ».

De la même manière, comme l’ont fait leurs collègues en charge de la culture pour la diversité culturelle (en 20001à Cotonou), les ministres francophones de l’Education doivent d’urgence se mobiliser pour défendre le pluralisme de l’éducation.

Le monde est riche de ses langues et de ses cultures, ce sont les seuls biens qui peuvent survivre à toutes les crises économiques et la diversité culturelle avec tout ce que ce mot implique : « penser, écouter, dire, » constitue, de fait, le véritable patrimoine de l’humanité.

Aujourd’hui, il nous est proposé de chanter la même chanson (ou le même hymne ?) et de participer à une chorale mondiale au répertoire unique.

Nous devons refuser une harmonie de façade qui ne serait que le fruit d’étouffements et, plus que jamais, choisir la polyphonie, et même la cacophonie, des valeurs, des langues et des cultures !

S’opposer à la marchandisation de l’école ne relève ni de la nostalgie ni du passéisme. Au contraire, c’est une pensée moderne que de vouloir, à tout prix, sauver « l’école du village » pour, tout simplement, continuer à être.

Roger Dehaybe Ancien Administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie, Président de la Ficemea.


Sources :
- Privatisation de l’éducation et de la recherche synthèse par l’Observatoire des transnationales (juin 2003)

- OMC : l’éducation deviendra t-elle une marchandise ? par Nico Hirtt, membre de l’association belge « Appel pour une école démocratique »



Maj :28/05/2013
Auteur : ficemea

Auteur : marc geneve