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Constitution européenne : la laïcité indispensable pour l’égalité des citoyens face aux institutions

Vera Pegna

L’idée d’organiser une conference internationale est très important et necessaire.

La présentation de l’avant-projet de Constitution européenne - avec des articles qui légitiment les systèmes de concordat et d’Eglises d’Etat et reconnaissent aux Eglises un rôle institutionnel dans le processus démocratique européen - nous a poussés à organiser ce recontre.

Les racines chrétiennes. L’histoire de l’Europe est l’histoire de la résistance à la contrainte du christianisme et du catholicisme comme religions du pouvoir. Ce ne sont certainement pas les bûchers, les croisades et les méfaits de la confusion théologico-politique qui ont produit l’Europe des Lumières et des Droits de l’Homme. Les grandes valeurs qui ont fondé le droit, sont dues à la lutte contre 15 siècles de civilisation judéo-chrétienne. Rattacher les valeurs à une origine spirituelle particulière signifie mépriser les autres et vouloir diviser les personnes. Quand un idéal est porteur de l’émancipation de tous les hommes, il se libère de son origine historique et assume une universalité qui vaut pour l’Europe et pour le monde entier, et c’est sur les valeurs indivisibles de liberté, égalité et fraternité que nous devons inviter les citoyens à s’unir. D’autre part, une constitution n’est pas un livre d’histoire, mais un document qui prescrit quelque chose à tous les citoyens, et par suite toute parole qui y prend place devient automatiquement le fondement possible d’une prescription : parler des racines chrétiennes de l’Union européenne signifie donner un fondement constitutionnel aux prétentions de ceux qui, au nom de telles racines, veulent introduire également au niveau de l’Union, des pouvoirs, des privilèges et l’immunité pour les confessions chrétiennes. En second lieu, de la même façon que dans les constitutions d’Etat la tutelle spécifique de la liberté religieuse ne sert pas à protéger la religiosité de l’individu mais le pouvoir, le privilège ou l’immunité de certaines confessions religieuses, de même au niveau de l’Union ce rappel non nécessaire à la liberté religieuse pourra servir demain, ou peut-être déjà aujourd’hui, pour justifier la concession de pouvoirs ou privilèges particuliers, ou d’immunité à certaines ou même à toutes les confessions religieuses.

Les religions. L’Eglise alliée avec le pouvoir est l’adversaire de la coexistence paisible entre les peuples. L’histoire nous démontre que toutes les Eglises ont cherché à s’imposer par la force, parce qu’aussi toute religion représente une menace pour les autres et qu’aucune n’est à l’abri des intégrismes. La prétention à représenter ses fidèles parce que ceux-ci, selon les hiérarchies ecclésiastiques, partagent la conception de dieu et du monde décidée par le clergé, renferme ces mêmes adeptes dans un ghetto et ainsi met en ghetto également ceux qui en sont exclus.

Les institutions religieuses ont toujours cherché à accroître leur influence et à obtenir des fonds publics et des privilèges, qui, au cours du temps, sont devenus autant de violations des principes fondamentaux des Droits de l’Homme établis par nos constitutions. Un concordat entre Etat et Eglise n’est pas autre chose qu’une longue liste d’obligations unilatérales de l’Etat sans aucune contrepartie, et qui ouvre la porte à des exigences toujours nouvelles, telles que (en Italie) la présence des crucifix dans les lieux publics, qui pourtant n’est pas prévue par le Concordat. L’existence d’un système d’accords avec diverses religions signifie qu’un pays est pluriconfessionnel et non qu’il est laïque, du moment qu’il exclut, et donc soumet à discrimination, les personnes qui sont libres de toutes confessions ou qui appartiennent à des confessions non reconnues par l’Etat. Sous l’influence des religions les athées et les agnostiques ont été définis seulement par un préfixe privatif ou une négation : c’était la meilleure façon pour leur nier la possibilité d’exprimer leurs valeurs.

La liberté de religion. Dans le langage commun, ainsi que dans celui des juristes, les lois et actes administratifs qui octroient des pouvoirs et des immunités aux institutions religieuses sont vendus sous le nom " liberté ", mot et concept noble et inattaquable, de façon à tromper sur leur sens. Le résultat est une évidente asymétrie voulue et organisée par les autorités publiques, entre confessions religieuses d’un côté et athées ou non religieux, d’une façon ou d’une autre, tandis que le concept de liberté religieuse que nous défendons fait partie de la protection de la vie sociale en commun, de tous avec tous. La liberté religieuse est pleinement protégée par les autres libertés, en particulier celles de conscience, de manifestation de la pensée, d’association, parce qu’elle est comprise en elles, à la lumière du principe d’égalité. Si ces libertés sont protégées de façon adéquate, de la même façon sera protégée la liberté religieuse. La mentionner à part, comme le fait l’avant-projet de Constitution européenne, constitue un privilège et par suite une discrimination pour qui en est exclus.

La laïcité est la possibilité de vivre ensemble pour des personnes libres de manifester leurs idées sans les imposer avec l’aide du pouvoir constitué. C’est la tolérance et la curiosité envers les autres, le refus du dogmatisme et aussi de la vétuste opposition catégorielle entre "vérité" et "erreur". C’est le respect des convictions personnelles de chacun, qui correspond au désir ardent de l’homme de chercher les raisons suprêmes de son être propre. C’est la liberté de chacun et de tous, partout. Dans la sphère publique, c’est-à-dire hors de sa propre maison et de son église, les personnes doivent pouvoir se rencontrer sans étiquette religieuse ou idéologique, parce que celles-ci entrent inévitablement en compétition, en tentant de conquérir d’autres esprits et d’autres cœurs. La laïcité n’est pas en opposition avec la religion comprise comme religiosité des individus, mais avec la religion du pouvoir. Le refus de l’alliance entre conscience et pouvoir continue à exister parmi les personnes religieuses qui rejettent le trafic illicite entre autorité politique et religion. Notre conception du monde et de la vie doit être libre et facultative. Ni les religions, ni l’humanisme athée ne doivent être obligatoires ou interdits. Partout dans la société on doit respirer le souffle de l’amitié et de la concorde entre tous les êtres vivants.

L’école. L’école peut faire peu de chose si la société n’est pas libertaire, pluricentrique, démocratique. C’est le devoir de l’école laïque d’éduquer à l’universalité dans les rapports et dans la connaissance, dans la préparation culturelle, dans le savoir être soi même et capable de vivre dans le monde réel. La liberté d’apprentissage ne s’identifie pas du tout avec la possibilité du choix, de la part des familles, de l’école qui corresponde au mieux à leurs propres préjugés idéologiques et culturels, perpétuant et consolidant ainsi les identités qui ont déjà été imposées aux enfants dans les premières années de leur vie. La liberté de l’étudiant doit être protégée aussi vis à vis de telles prétentions familiales, lui permettant de rencontrer des perspectives culturelles différentes dans un milieu qui favorise la comparaison ; et une telle liberté n’est certainement pas garantie par le pluralisme des écoles confessionnelles ou orientées idéologiquement, mais bien plutôt par le pluralisme à l’intérieur d’une école publique et laïque. Les enfants doivent apprendre la valeur de l’égalité à l’école, lors de leur premier contact avec les institutions publiques, et donc jouir des mêmes droits. Ils doivent savoir que les connaissances sont universelles mais que les croyances sont individuelles et que la religion et l’athéisme appartiennent à la sphère privée. Les cours de religion à l’école publique constituent un déficit de laïcité parce que la demande de dérogation pour les athées et les agnostiques signifie que la religion est la norme et que la non-religion est une dérogation à la norme. Ceci habitue les enfants à considérer comme légitimes les discriminations.

L’école doit former à la liberté de conscience et à l’autonomie de jugement non moins qu’à la recherche de la cohérence entre pensée et action. La tendance à la spécialisation qui existe dans les lycées est une perte énorme de culture et augmente les divisions entre les personnes.

Les principes fondamentaux de la laïcité dans l’Europe unie. Quand un peuple se constitue comme communauté politique de droit, comme res publica, et décide de choisir la laïcité, il doit se poser trois questions :.

a) Est-il légitime qu’un groupe impose ses valeurs aux autres groupes ? Non, la conscience humaine doit être libre. La liberté religieuse est seulement un cas particulier de la liberté de conscience et les textes juridiques doivent définir tout terme de la façon la plus large possible. C’est le premier grand principe de la laïcité.

b) Est-il légitime qu’un groupe jouisse de privilèges que les autres n’ont pas ? Non. Déjà en 1789 la révolution française a établi que les hommes naissent et restent égaux et libres. L’égalité et la liberté ne sont pas négociables, les pouvoirs publics ne peuvent ni les concéder ni les nier. Ce sont des valeurs intrinsèques à la dignité humaine. L’égalité devant la loi est le second grand principe de la laïcité.

c) La loi est commune à tous. Peut-elle prévoir des avantages pour les uns et non pour les autres ? Non. La raison d’être de la loi et son unique finalité sont l’intérêt général et le bien de tous. La loi est productrice d’universalité. Ceci est le troisième grand principe de la laïcité.

Les régimes d’Eglises d’Etat et de concordat existant en Europe contredisent l’égalité des citoyens et sont par suite contraires à la laïcité. Comme cela s’est passé dans le cas du matérialisme historique érigé en régime officiel de l’Etat, ou de la Pologne d’aujourd’hui, qui impose la prière dans les écoles publiques. Mais l’oppression séculaire de l’athéisme et de l’agnosticisme par les Eglises ne signifie pas que pour être laïque il faut invertir le dominant et le dominé, c’est-à-dire prendre la place de l’église. L’idéal laïque est grand et beau parce qu’il accueille tous les hommes sur le même plan de parité et supprime le principe même de domination exercée au nom d’un choix spirituel. Il tend à éliminer toute domination de l’homme sur l’homme, et est par suite universel. La sphère publique ne doit pas être pluriconfessionnelle, mais rigidement non confessionnelle. Autrement l’union ne se fait qu’entre quelques-uns et non entre tous et l’unité ne peut être négation de la diversité. La laïcité est le monde commun à tous les hommes au-delà de leurs différences et non seulement une mosaïque de différences. Les différences ne sont pas niées, mais affirmées avec la modération et la retenue qui permettent aux autres différences d’émerger et d’être visibles. Ce n’est par conséquent pas un nivellement, mais l’apprentissage à vivre ces différences dans l’universalité et l’unité de l’humanité. Le message de la laïcité est la libération des hommes de l’asservissement à une idéologie ou à une conviction particulière. C’est un message de liberté et d’universalité qui refuse toute hypothèque religieuse, tout privilège au nom d’un choix spirituel et qui se met à distance de tout groupe intégriste ou message partisan.

Que cache l’article 51 du projet de Constitution européenne ? La question fondamentale que pose l’article 51 ne concerne pas la religion mais la laïcité, étant donné que cet article cache un mode de fonctionnement de la démocratie de l’Union européenne qui rétablit la collusion entre l’Etat et l’Eglise semblable à celle de l’Ancien régime. L’article 51 fait partie du Titre VI : " La vie démocratique de l’Union ", mais il y a aussi l’article 46, intitulé " Principe de la démocratie participative " qui établit que " Les institutions de l’Ue maintiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives de la société civile " ce qui signifie que ces associations peuvent exprimer leur avis au Parlement européen, au Comité des ministres, à la Commission. Pourtant, tout en insistant sur leur appartenance à la société civile, les hiérarchies ecclésiastiques n’entendent guère être comprises dans l’article 46 et, grâce à une mobilisation effrénée, elles ont réussi à faire introduire dans le projet de traité constitutionnel européen ce que le Traité d’Amsterdam avait relégué en annexe comme déclaration jointe. Voyons ce que cet article implique. Au 51.1, l’Ue affirme qu’elle n’a rien à dire quant aux rapports que les Etats membres entretiennent avec les églises. Mais alors que se produit-il quand l’Ue promulgue une directive - adoptée ensuite par le Parlement et par le Conseil de l’Union européenne - que les Etats sont tenus d’inscrire dans leur législation lorsque cette directive concerne les églises ? La réponse va de soi. Prenons le cas de la directive 5/65 sur la non-discrimination dans l’emploi : les églises ainsi que tous les groupements régis par elles, tels que les écoles et les hôpitaux en sont exemptées. Donc si, comme cela est probable, l’article 51 est adopté, aucune directive ou texte de l’Ue ne pourra s’appliquer aux églises ni aux organismes reliés à toutes les activités secondaires dont elles s’occupent. Or, il vaut la peine de rappeler que les différents sondages conduits dans l’Ue et qui comprennent la Pologne indiquent que seulement 25 à 30% de la population déclare appartenir à une religion, ce qui équivaut à imposer la volonté de l’église à 70-75% des citoyens européens.

L’article 51.3 engage l’UE a maintenir avec les églises " un dialogue ouvert, transparent et régulier ". Ce sont les mêmes mots qui qualifient le dialogue entre les institutions européennes et les associations représentatives de la société civile. Pourquoi donc fallait-il avoir un article séparé pour les églises ? Dans un document officiel de juin 2002 adressé au GOPA (Groupe des conseillers politiques du président de la Commission) les évêques européens indiquent le sens qu’ils attribuent au mot dialogue et cela nous explique pourquoi les églises n’ont pas voulu être traitées à l’instar des associations de la société civile visées à l’article 46. Le document précise que les églises veulent être associées à la phase pré-législative, donc elles demandent à avoir voix au chapitre dans la préparation des lois européennes sur toute matière les concernant et qu’elles se réservent le droit d’indiquer. En outre elles demandent à avoir des rencontres occasionnelles de travail avec le président de la Commission en personne ainsi que des séances de travail régulières sur des objectifs spécifiques. Et encore, elles demandent d’ouvrir un bureau de liaison au sein des services de la Commission afin d’exercer officiellement leur action de lobby auprès du président de la Commission, du Conseil des ministres et du Parlement européen en vue de développer un partenariat avec la Commission. Il ne s’agit donc pas d’un dialogue, mais de la prétention d’intervenir lors de deux moments essentiels du processus démocratique européen : celui de l’élaboration des documents et celui de leur adoption. Ce type de dialogue s’appelle tutelles des églises et maintien des inégalités.

Sur tout ce dossier, les gouvernements n’ont pas bougé et beaucoup d’associations laïques non plus. La Fédération humaniste européenne a décidé de divulguer le document des évêques et a tenu des auditions ainsi que des conférences de presse au Parlement européen avec des associations de la société civile qui représentent des millions de personnes directement lésées par l’ingérence des églises dans la vie personnelle (famille, divorce, euthanasie, contraception, égalité des genres, gay et lesbiennes, enseignants mais aussi recherche bio-éthique et bio-médicale etc). Etaient présentes aussi deux organisations catholiques qui regroupent, à leur tour, de nombreuses associations de base et qui disent : nous sommes catholiques, nous sommes dans l’église, mais nous sommes devenus des adultes et nous n’avons pas besoin d’une église qui vienne nous dire, par exemple, si nous devons faire des enfants ou n’en pas faire. Il s’agit d’un changement radical dont les associations laïques et humanistes doivent tenir compte car ces groupes, toujours plus nombreux, défendent les mêmes principes que nous tout en demeurant religieux et catholiques. Ils sont une épine dans le flanc des hiérarchies catholiques qui ne s’en sont pas encore aperçu mais qui s’en apercevront si l’article 51 est adopté.

La campagne continue. La Convention présidée par V.Giscard d’Estaing a terminé ses travaux et la balle passe donc aux Conférences intergouvernementales, c’est-à-dire aux ministres nationaux. Nous demandons à toutes les associations et à toutes les personnes qui ont à cœur la laïcité d’écrire à leur chef d’Etat et de gouvernement ainsi qu’à leurs ministres pour leur expliquer l’enjeu de l’article 51 et en demander le retrait. Tandis que le gouvernement français qui avait demandé la suppression de l’article 51 a changé d’avis et le considère maintenant un bon compromis, le gouvernement belge en a demandé officiellement le retrait. Donc ne baissons pas les bras et continuons à nous battre.




Maj :12/06/2006
Auteur : ficemea