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La connaissance insuffisante de l’autre ou l’insuffisance de la connaissance de l’autre...

A l’heure actuelle, une idée largement répandue (donc dominante) est que, pour favoriser la rencontre avec l’Autre (Celui que je perçois comme différent de Moi) et lutter contre les stéréotypes et les préjugés, il faut apprendre à le connaître, à identifier et respecter les différences et surtout à être tolérant et ouvert... Et cela au nom des droits de l’homme... Une telle prise de position n’est pas dénuée de sens et souvent remplie de bonnes intentions. Mais elle montre rapidement ses limites. Les situations rencontrées dans la vie quotidienne sont si nombreuses, si différentes, si complexes que leurs approches dépassent la stricte compréhension du cadre de référence de l’Autre. Comment ne pas évoquer ici les « repas-couscous », espaces favorisant soi-disant l’ouverture et l’intégration, mais qui se révèlent être dans la réalité des espaces cloisonnés piégeant l’Autre dans le seul registre de la promotion d’un folklore ou le réduisant à une dimension unique de son appartenance supposée ou réelle, à un groupe minoritaire ? Cette démarche cautionne, volontairement ou non, une pensée qui privilégie une facette de l’identité, dans ce cas l’identité culturelle, faisant fi de la pluralité de l’identité. La démarche interculturelle, conçue sur la connaissance et reconnaissance de la différence parle à des groupes, elle ne parle pas à des sujets, à leur identité plurielle, à leur altérité, à leur universalité. La différence joue sur une logique binaire : je/tu eux/nous. (1) Cette manière d’agir est la partie émergée d’une idéologie qui, par la mise en évidence de la différence, souvent présentée comme immuable, accentue les stéréotypes et les préjugés et, par voie de conséquence, renforce l’idée d’une impossible rencontre entre les individus. La promotion ainsi faite d’une identité partielle exacerbe les revendications, appelées droits, de groupes constitués, alors que ce ne sont parfois que des intérêts. Beaucoup de cultures ont des normes qui sont incompatibles avec les droits humains... Ce qu’il faut respecter, ce sont les êtres humains - et non les normes culturelles. Les normes culturelles doivent être évaluées. (2)

Doit-on pour autant s’interdire toutes actions multi/interculturelles ?

Aux CEMEA, nous répondons : non, car toutes nos actions tant de formation que d’animation se construisent au départ des diversités, qui ne sont pas immuables, mais qui se modèlent au gré de la confrontation dans la prise de conscience de l’hétérogénéité du groupe (même si ce dernier est composé de membres issus d’un même milieu). Aux CEMEA, nous répondons : non, si comme dans toutes les actions que nous menons, le processus proposé opère un renversement. Le sujet du questionnement n’étant plus l’Autre, mais Soi. Nous allons interroger l’apprenant sur son propre rapport à la différence ou du moins, les représentations qu’il en a en s’appuyant sur son expérience et lui faisant relater des situations qui, à ses yeux, sont sources de difficultés. Nous pourrons alors tenter de définir avec le groupe des possibilités pour les dépasser. C’est dans ce processus, où la parole de chacun est valorisée au détriment de celle de l’animateur, que se construit peu à peu un véritable espace de réflexion... de migrations : interprétations des réalités, modes d’organisation mentale, façons de penser où la logique multipolaire de la diversité va jouer.

Ce dispositif CEMEA vise moins à se centrer sur la justesse de l’information donnée que sur la qualité de la relation, de l’écoute, du respect et d’une répartition équilibrée de la place de chacun. Ainsi, toutes les paroles sont possibles, celles qui expriment la difficulté, la colère, la souffrance, mais aussi les comportements racistes. Le racisme idéologique (basé sur une hiérarchisation des races humaines) tend à disparaître pour laisser place à un discours plus émotionnel, alimenté de frustrations et d’angoisses quotidiennes. L’animateur qui refuserait d’entendre ce discours se prive d’entamer avec le groupe un travail sur les causes possibles du racisme et sur les possibilités d’actions que le groupe peut mettre en place pour un « mieux vivre ensemble ». A l’inverse, s’appuyer sur la rigueur de la méthodologie, donner la possibilité à chacun d’exprimer ses craintes, permet d’aborder les questions de fond, dans une perspective réellement positive. Ici l’action éducative vise à questionner, à améliorer les pratiques des individus et à amener chacun à redéfinir son rapport au monde, « d’explorer les sphères les plus intimes de leur rapport à l’altérité. Car, restaurer le statut de sujet des apprenants, acteurs de leurs comportements, devrait, dans l’idéal, leur permettre d’en arriver à reconnaître que l’altérité, l’exil et la contradiction sont des composantes auxquelles a à faire chacun de nous, des mises en tension inhérentes à la destinée de tout être humain, dont il est régulièrement tenté de se protéger, de se dédouaner, en en déplaçant les causes, les enjeux et les conséquences sur un autre que lui, supposé radicalement différent et inquiétant. » (3) Nos dispositifs d’actions tendent ainsi à être des espaces démocratiques, ouverts au conflit et où l’on remet en cause les rapports sociaux « habituels » (Belges-étrangers, hommes-femmes, formateurs-formés) (4). Loin d’être un frein à l’instauration d’une dynamique de groupe, cette démarche d’expression permet à chacun de se faire entendre, puis de définir collectivement des positionnements, voire des revendications et de possibles champs d’action. Nos actions ouvrent un espace d’échange de conviction mutuelle au service d’un projet collectif. Elle favorise la définition de nouveaux modes de fonctionnement au sein d’une institution, avec les collègues, dans sa vie de tous les jours... Développer la dimension interculturelle, c’est avant tout développer notre capacité d’être sensible à l’autre, à ce qui constitue son intégrité... Et tenter de répondre à la question « Comment vivre ensemble... plutôt qu’à côté ? ».

CEMEA Belgique.

(1) Martine Abdallah-Pretceille « Former et éduquer en contexte hétérogène - Pour un humanisme du divers », Mai 2003 Anthropos. (2) Ioanna Kuçuradi dans le bulletin des sciences sociales et humaines de l’UNESCO, Volume 4, janvier - mars 2004. (3) Rapport 1998 du Centre pour l’ Egalité des Chances. p.169. (4) Lire à ce propos : Edouard Delruelle « Police ou politique des étrangers », dans le cahier pédagogique « Penser l’accueil autrement » d’Annoncer La Couleur, novembre 2001, p.83.




Maj :12/06/2006
Auteur : ficemea