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De rerumnatura

Les semences et les fruits Andrea Rosso

L’éducation environnementale italienne fête aujourd’hui ses quarante ans. Le moment est venu de jeter un regard laïque en arrière, de repasser en revue les espoirs et les délusions, avec encore toute l’énergie nécessaire pour corriger les erreurs commises

Un ensemble de cartes n’est pas un territoire mais chaque carte devient toutefois à son tour un territoire

Si l’éducation environnementale était un environnement naturel, il ne resterait qu’à prendre acte de son existence, et savourer, tel qu’on peut le faire pour une forêt, d’une liberté satisfaite de se tirer de l’embarras d’être juger. Chacun des éléments du monde naturel n’a pas besoin d’expliquer le pourquoi de son existence. L’éducation environnementale, tout comme tous les projets humains, est en revanche tenue à le faire. Considéré qu’elle utilise des matières vivantes et qu’elle plante inconditionnellement des semences desquelles elle espère recueillir des fruits déterminés, l’éducation environnementale tient plus du potager que d’un bois. Une recognition du territoire-carte de l’éducation environnementale s’avère par conséquent nécessaire et utile de temps à autre. D’autant plus, que le potager est désormais détruit, et surtout qu’il est entaché d’expériences, d’expositions, de congrès, de livres, de sites, de réseaux, de projets, de plans, de programmes, d’agences, de coopératives, d’entreprises, d’instituts, de centres, de noeuds, de pôles, d’associations, de pools, de cordées, de coordinations, de partis, d’églises, d’écoles, de fonctionnaires, de coordinateurs, d’animateurs, de facilitateurs, de manager... Faisons alors une brève confrontation de la cohérence des fruits par rapport aux semences.

La semence du nouveau paradigme

La semence que nous avions soigneusement placée en premier était celle du nouveau paradigme scientifique. Semence rebelle, et même explosive, chargée d’en finir avec Descartes (Feyerabend, Prirogine, Cini, Ageno), d’inaugurer la navigation au sein de la complexité (Lazlo), de dévoiler la “machine abstraite du pouvoir” (Commoner, O’Connor), de réconcilier mythe et histoire (Ceruti), esprit et nature (Bateson), société et nature (Tiezzi, Sacchetti), de montrer la fragilité du mythe économique (Conti, Georgescu-Reagan). A la frontière entre science et histoire, à la recherche d’un propre statut épistémologique, la biologie était (et est toujours) dans l’oeil du cyclone : la planète comme organisme (Lovelock), aux origines symbiotiques (Margulis), peuplée d’ “espèces dynamiques” qui possèdent une histoire individuelle reconnue (Mayr, Ridley, Ghiselin, Hull) ; la vie comme processus auto-poétique (Maturana, Varela, Kaufman)... Un véritable éveil critique, à opposer au cynisme marchand de la biologie moléculaire et à la dérive de la génétique (dont les risques sont aujourd’hui plus que visibles). Chargée de probabilité, de hasard, de relativisme, notre semence possédait vraiment un potentiel exceptionnel...

Les écoles ont adoptés bien peu de tout ceci. La semence ne s’est tout simplement jamais développée. Les fruits qui semblaient alors les plus élémentaires - “la conscience de la limite”, l’ “anti-société de consommation”, le désir de “libérer le temps” -, et aujourd’hui toujours plus indispensables, ont disparu du marché. Et bien pire encore, une mutation génétique a donné naissance à des fruits indésirés, qui alimentent les mauvaises herbes et dévastent notre potager. La mauvaise herbe de l’irrationnalité, pour absurde que cela puisse paraître, se porte comme un charme. Les sciences parallèles (trouvaille infaillible de l’Establishment scientifique contre les citoytens curieux) prolifèrent... Les recours aux magiciens et sorciers en Italie en un an : 600.000. Revues d’astrologies : 32. Sectes “laïques”, religieuses et “énergétiques” en Italie : 412. Nombre d’adeptes : plus d’un million...

Bien sûr, nous ne sommes pas les seuls à nous être trompés. Mais où avons-nous commis une erreur ? Peut-être sur la stratégie (étendre et diversifier le plus possible l’offre d’éducation environnementale plutôt que d’approfondir ses conditions d’efficacité réelle) ou sur le contenu. Avons-nous pensé à expliquer à nos étudiants que la biologie des causes proches (expérimentale, réductionniste, analytique) devrait cohabiter avec la biologie des causes lointaines (sciences naturelles, écologie, synthétique) ? Et, plus généralement, que la crise du paradigme linéaire s’est développée dans le coeur même de la pensée scientifique ? Mais nous avons également négligé le contexte (le potager) où aurait dû fructifier la semence du nouveau paradigme scientifique. Peut-être qu’un modèle différent d’éducation environnementale (moins externe aux écoles, moins alternative, plus libre des exigences du marché, plus sobre dans ses spots) fonctionnerait. Et finalement, avons-nous bien identifié nos interlocuteurs (internes et externes aux écoles) ? La quasi totalité de la population italienne ignore l’existence de la thermodynamique, et n’a jamais véritablement cru à l’existence des atomes et observe avec stupéfaction l’uniformité du modèle cellulaire entre les vivants.

La semence de la prolificité

Cette semence avait été plantée dans le potager de l’éducation environnementale afin qu’elle puisse ensuite grandir et proliférer dans tous les autres jardins. L’éducation environnementale, disait-on alors, devra devenir le potager de référence pour toute la vallée. Ses méthodes (et sa pluralité méthodologique qui la caractérise), sa concentration sur le réseau de relations, son irréductible contenu civique, son accent sur la subjectivité, sa pensée globale... tous ces éléments auraient dû filtrés dans le corps des disciplines traditionnelles et inondés le système des savoirs. La réalité est bien différente : les savoirs viennent de temps à autre en excursion scolaire pour visiter le potager, mais retournent ensuite dans leur classe pour continuer à faire plus ou moins les mêmes choses qu’auparavant.

La semence de la cohérence

Pour une fois, l’objectif était de recueillir immédiatement et de manière visible les fruits du travail laborieux de l’enseignement. La conséquence entre connaissance “écologique” et comportement individuel devait entraîner des mutations significatives des styles de comportement, et agir plus particulièrement sur le problème-clé, en d’autres termes sur la consommation. Et sans aucun doute, des fruits nous en avons recueillis. La consommation a subi deux changements pour le moins radicaux sur la lancée de l’éducation environnementale. Le premier concerne la naissance d’une filière économique qui se place aujourd’hui dans les premiers rangs par son coefficient de “blooming” et qui se propage (lui, sans aucune ombre de doute !) à des centaines de secteurs de marchandises, déplaçant des ressources financières énormes, et à l’origine d’un nombre non négligeable de postes d’emploi. L’éducation environnementale est par conséquent solidement ancrée sur le paradigme linéaire du développement économique, le paradigme contre lequel se sont battus, pour rester en Italie, Laura Conti, Enzo Tiezzi, Aldo Sacchetti, Antonio Cederna et bien d’autres encore et qu’on tendrait à minimiser dans un langage d’euroburocrate par l’adjectif “soutenable”, ce qui signifie - comme la vitesse sur l’autoroute - le développement maximum possible. Les jeunes sont moins influencés par la société de consommation ? Jamais de la vie ! Le deuxième fruit (lui aussi pour le moins amer) est la mutation subie par l’éducation environnementale. Le potager dans son ensemble est devenu le lieu où le but de l’apprentissage est devenu l’enseignement. Après avoir acquis les fondements et les techniques de l’éducation environnementale, chacun ne trouve d’autres débouchés que de les enseigner, se renfermant ainsi dans un circuit abstrait où la connaissance produite n’est jamais finalisée à l’être mais à la fonction de transmettre. Nous avons grandi en nous nourissant d’auto-convictions. Cela équivaut à donner de l’engrais aux plantes pour faire grandir les agriculteurs.

La semence de l’interdisciplinarité

Cette semence devait faire de l’éducation environnementale un domaine au carrefour des savoirs, qui devait détruire les schèmes des disciplines structurées, favoriser la vision des problèmes sous l’angle de leur globalité et complexité ; et plus généralement, abattre la muraille historique entre nature et culture, entre l’enseignement de la science et celui de l’histoire. Ici, quelques fruits ont pointé à l’horizon. Mais il est cependant difficile de démontrer que leur origine n’est pas externe à notre jardin (en tant que résultat d’un processus plus général d’adaptation de l’école aux procédures de communication). Pendant ce temps, au fur et à mesure que l’éducation environnementale s’ “externalisait”, devenant interdisciplinaire en d’autres lieux et d’autres circuits, les écoles ont éliminé de leur programme la biologie comme “science historique” et presque aboli la géographie.

La semence de l’engagement civil

On ne peut nier aujourd’hui, sans devoir rougir, que nous avions confié à la semence de l’engagement civil, une fonction tout à fait politique. Nous désirions de tout coeur que cette semence marque un tournant radical de la société. Une critique profonde et sensée à la pensée unique et au mythe du développement, qui aurait dû générer, dès le départ, depuis “le milieu scolaire”, des actions politiques ainsi que des pratiques sociales capables de favoriser l’écoulement de l’obsession de la société de marché. Plus qu’une science sociale, avec toute la richesse culturelle et la propagation de cette condition, l’éducation environnementale tend à être un simple service social, une entité parmi d’autres, noble et nécessaire, mais plus portée à projeter sa propre survie qu’à cultiver des passions. De virtueux éco-enfants et éco-adolescents qui ne jettent pas de papier par terre sont désormais en nombre, mais si là était le but visé, il suffisait de concentrer nos efforts sur le marketing et sur la communication, en mettant de côté la nature.

La semence de l’affinité avec la nature

Dans le monde entier, de nombreuses personnes étaient désormais convaincues que l’éloignement entre société et monde naturel devenait un risque mortel. L’alliance avec la nouvelle “science-amie” et la conversion des technologies vers la protection de la planète, en admettant qu’elles fonctionnent (et jusqu’à présent elles ont donné bien peu de résultats), n’étaient toutefois pas suffisantes. Il était nécessaire de provoquer une véritable mutation anthropologique, de considérer le problème sous l’angle du coeur, d’apprendre à construire de nouveaux liens, solides, convaincants, avec la nature. La semence la plus délicate et pleine d’ambitions était donc celle de l’affinité avec la nature. La récolte de ses fruits se fait naturellement à long terme. Une nouvelle esthétique de la nature, avant tout visuelle, s’est certainement enracinée et est attachée de nombreuses manières à son image virtuelle diffusée par les médias. Une nouvelle culture de la relation avec les animaux s’est également propagée en Italie qui tend finalement à les considérer comme des sujets (mais comment échapper à la tentation d’être propriétaires de ces sujets ?). Les principes de protection des espèces en voie de disparition, de protection de la bio-diversité se sont renforcés presque universellement (mais le mécontement local quant aux zones protégées s’est en revanche accru). D’autre part, le processus de concentration urbaine ne donne aucun signe de fatigue, étant donné que les aspirations de vie et les horizons idéaux et économiques à sa source n’ont pas changé. La disposition nostalgique vers le monde naturel, qui était dans les années soixante, l’argument principal utilisé par les anti-écologistes, n’a manifestement subi aucune mutation. Dans ce sens, l’éducation environnementale n’est pas parvenue à inculquer l’idée qu’il est possible de vivre en harmonie avec la nature sans devoir pour autant renoncer à ce siècle. Mais, comme l’ordre des choses le veut, les jeunes tombent (presque) toujours amoureux des jeunes.

Ce texte est une synthèse de l’exposé “L’éducation environnementale : les semences et les fruits”, présentée au séminaire “La cohérence possible. La qualité des structures pédagogiques et éco-développement” (Turin, le 21 mars 1998).




Maj :12/06/2006
Auteur : ficemea