Les grands magasins, les stades de foot, les cinémas et les salles de spectacle, les gares et les aéroports, les rues, les parcs, les plaines de jeu ou les marchés matinaux… autant d’espaces qui s’offrent à nous, dans notre quotidien. Ou plutôt qui donnent l’impression de s’offrir à nous.
Car tous ces espaces sont envisagés, réfléchis et construits dans des logiques (d’urbanisme, de marketing, de gestion des risques ou de contrôle des foules…) qui nous échappent parfois et ont pourtant une influence considérable sur nos comportements et nos actes.
Comment sont disposées les allées d’une grande surface commerciale ? Quels sont les points communs et les différences entre les aménagements d’une prison, d’un hôpital… ou d’une école ? Que découvrons-nous quand nous observons les bancs publics ou les passages pour piétons d’un quartier ?
Et aux CEMEA ? Le centre de vacances s’inscrit-il dans le milieu où il s’installe ? Comment ? Quelles influences de ce milieu sur les activités proposées ? Comment aménageons-nous un espace de formation ? Selon quels critères, avec quels objectifs? Quels sont les effets de nos aménagements d’espaces sur les participant-e-s, les enfants ?
Autant de questions et de réflexions que La Fabrique d’idées 2015 a proposé de triturer lors d’un temps convivial de rencontre et/ou de retrouvaille !
Observer, se balader, photographier ou filmer, lire des plans, décoder… pour prendre conscience des logiques qui sous-tendent les aménagements d’espaces privés ou publics. Faire des liens avec nos pratiques d’animation et de formation : la prise en compte du milieu, les aménagements, les activités, les espaces dédiés ou libérés…
Compte-rendu :
Vendredi soir. Emporté-e-s par Jafar Panahi, nous voyons défiler Téhéran à travers les vitres de son taxi, dans « un film qui parle de cinéma, qui pose la question du rapport au réel et qui affirme la dimension politique du cinéma ». « Un film de références, qui donne envie d’en savoir plus, de passer du temps au sec dans le taxi. » « Un faux vrai film qui dénonce les absurdités du pouvoir grâce à la détermination de l’artiste-résistant. »1 Le voyage a commencé. Un voyage à travers les espaces : quotidiens, festifs, publics, artistiques, de vente, de jeux ou de loisirs… Des espaces qui s’offrent à nous. Ou plutôt qui peuvent donner l’impression de s’offrir à nous. Samedi. Géraldine Brausch2 est venue à notre rencontre. À travers des exemples clairs et parlants, elle trace pour nous en quelques lignes l’histoire des enjeux spatiaux, du Moyen-Âge à nos jours, des léproseries à la prison, de l’hôpital à l’école, en passant par les centres commerciaux et les open-space. Elle nous ouvre les yeux sur un leurre : croire que l’aménagement seul d’un espace suffit à produire des effets. Un espace ne dit rien, ce sont les intentions qui l’animent, le projet qui lui donne vie. Potentiellement, tout est possible à partir d’un même espace brut, le pire comme le meilleur. Et Géraldine Brausch nous questionne à son tour : pourquoi cet intérêt pour l’aménagement de l’espace ? Serions-nous spatialistes ?
« Oh, hé… Pas si vite ! » rétorquent quelques-un-e-s…
Enrichi-e-s de ces réflexions, un peu chamboulé-e-s aussi, nous nous répartissons en trois groupes pour partir en exploration, avec pour missions d’observer, de décoder, de garder des traces (dessiner, récolter, photographier ou filmer…) pour prendre conscience des logiques qui sous-tendent les aménagements que nous allons voir. Un premier groupe part pour Médiacité, grand centre commercial populaire, pour observer les stratégies de mise en valeur des marchandises, les aménagements des rayons, les combines du marketing sensoriel. Après plusieurs heures de déambulation dans la galerie marchande, des dizaines de magasins observés et photographiés, les constats sont plus effrayants encore que ce que le groupe s’était imaginé. Le marketing sensoriel est partout. Chez un marchand de
jouets où est diffusée une odeur de biscuit et de vanille dès qu’on franchit la porte ; dans les couleurs rose-pastel d’une boutique de lingerie et les tons vifs criards d’un magasin de vêtements pour ados ; dans les différences de température entre magasins, surtout ceux où l’on vend des vêtements ; dans les musiques d’ambiance, les revêtements de sols, les jeux de lumière… Une prise de conscience un peu brutale pour certain-e-s, mais nécessaire : on nous prend pour des pigeons. Et on est surveillé. Partout. Tout le temps. Des caméras, plus ou moins discrètes, des détecteurs de mouvement, des vigiles… Un oeil noir nous regarde.
1Extraits des critiques produites par les groupes de vie.
2 Philosophe politique, auteure notamment de Architexto 7 avec Baumans et Deffet, architectes
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Un deuxième groupe se rend au Jazz Festival, où rendez-vous a été pris avec des responsables du Palais des Congrès, avec l’autorisation d’aller voir comment cela se passe « backstage » pour l’organisation d’un événement festif de cette ampleur. Le groupe est parti avec l’intention d’interroger le responsable de la sécurité sur les aménagements liés à la gestion des foules, à l’accueil et l’information du public, aux aspects de contrôle, de surveillance… Didier, le chefsécurité, est un gars plutôt serein. Même très serein. Nos questions, nos préoccupations le surprennent. Et ses réponses étonnent en retour. Combien de personnes pour gérer la sécurité du festival ? Trois ou quatre. Pour environ cinq mille personnes attendues. Des stratégies pour la gestion de la foule, une évacuation en catastrophe, la maîtrise éventuelle d’un dangereux terroriste… ? Pas nécessaire. Il ne se passe jamais rien de grave. Juste quelques débordements parfois, quand les étudiant-e-s font trop la fête. Ou lors des mariages turcs, quand les enfants courent partout… Car le prestigieux Palais des Congrès, nous l’apprenons, accueille aussi des événements moins renommés que le Jazz Festival. Un peu déçu, un peu déconcerté, le groupe quitte le Palais des Congrès en se demandant s’il n’est pas passé à côté de quelque chose, par ses questions tellement ciblées. Un troisième groupe est parti à l’aventure au Péri, logé sur les Coteaux de la Citadelle. « Le Terrain d’Aventures du Péri », c’est un endroit tout à la fois ouvert sur le monde et protégé, un lieu privilégié, éloigné des pressions extérieures. Les projets y germent comme de l’herbe folle. Les enfants et les jeunes sont maîtres des lieux, soutenus par une équipe d’animation disponible, mais pas étouffante. Les membres du groupe se séparent, déambulent, passent de découverte en découverte, au détour des sentiers et des jardins en friche. Ici, des instruments de musique « fabrication-maison » qui ne demandent qu’à être utilisés. Là-bas, des enfants qui s’activent autour de cabanes de toutes sortes, certaines perchées dans les arbres, certaines très sophistiquées avec pont-levis, fenêtres et volets, d’autres encore en cours de construction. Plus loin, d’autres enfants qui taillent la pierre : les maillets frappent, les éclats volent dans l’air, l’ambiance est affairée et joyeuse. Partout, l’espace est vivant, la nature est à la fois préservée et au service du projet. Rien, ou si peu, n’est figé, tout reste à investir en permanence, à transformer, à jouer… Le groupe quitte le terrain d’aventures en emportant un peu de sa sérénité dans ses poches.
Dimanche. Il est temps de nous pencher sur nous. Qu’en est-il des rapports à l’espace aux CEMEA ? Le centre de vacances s’inscrit-il dans le milieu où il s’installe ? Quelles influences de ce milieu sur les activités proposées ? Y a-t-il des effets attendus de nos aménagements d’espaces pour les participant-e-s, les enfants ? Quels sont nos espaces dédiés, vides ou libérés ? Qu’est-ce qui est de l’ordre de l’habitude, de la reproduction, des intentions conscientes, du contrôle et des contraintes, de la liberté laissée… dans nos aménagements ? Autant de questions passionnantes, pas forcément faciles à aborder. Des tensions sont pointées : entre besoins individuels et collectifs, entre un projet et la réalité d’un bâtiment, entre l’envie de laisser de l’espace et la nécessité d’un cadre maîtrisé. 2
Et le week-end se termine par des revendications autour de l’espace dans toute la complexité de ses dimensions, que les CEMEA doivent porter, à l’interne du mouvement ou vers l’extérieur.
« Arrêtons de nous cacher derrière les limites des bâtiments. »
« Les espaces ne sont pas définis une fois pour toutes, ils sont en perpétuelle interaction avec
ce qui s’y vit. »
« L’espace à lui seul ne suffit pas. »
« Établir plus d’espaces où l’on puisse être acteur en pouvant les transformer, les modifier.
Tout peut être possible, rien n’est immuable. »
« C’est nous qui influençons l’espace que nous utilisons. »
« L’interaction avec le milieu est primordiale dans le développement de l’individu. »