(Égalité et changement?)
L’expérience laisse un drôle de goût dans la bouche. Un peu celui de la prunelle sauvage, d’abord vif et sucrée puis âcre et persistant avec pour finir la bouche pâteuse d’une gueule de bois. C’est ainsi que s’est terminée à l’été 2014 l’aventure prometteuse et rare de l’expérimentation de la pédagogie Montessori dans une classe d’une école publique de Gennevilliers (92). A l’heure de la rentrée, en septembre dernier, la professeure des écoles Céline Alvarez qui a conduit l’expérience ne se trouvait plus dans une classe mais derrière les micros pour présenter la sortie de son ouvrage1 relatant cette expérience. « A la fin des trois années, y écrit-elle, la situation administrative de l’expérimentation n’avait toujours pas été régularisée. En juillet 2014, le ministère décida d’en rester là. On m’annonça que le matériel me serait retiré, ainsi que les différents niveaux d’âge. Ne pouvant visiblement pas poursuivre ma recherche au sein de l’Éducation nationale, je décidai de poursuivre ma route en dehors. Je donnai ma démission à la mi-juillet 2014. » Le livre ne passe pas inaperçu et fait un tabac en librairie. L’énergie et la volonté de l’enseignante démissionnaire ne font pas disparaître le sentiment d’une occasion manquée. Notamment pour tous ceux qui promeuvent une éducation nouvelle, inscrites en actes dans des écoles nouvelles. Les conditions rares et exceptionnelles qui ont pu être rassemblées à cette occasion ne se retrouvent que de loin en loin dans le service public d’éducation. Si l’intuition semble juste – c’est vraisemblablement autant par la diffusion horizontale d’expériences concrètes de terrain que se renouvelle l’école que par des réformes descendantes et uniformes – l’initiative de terrain ne prend sens qu’une fois la perspective d’ensemble éclairée. Dans les marges s’écrivent les changements à apporter au texte commun, mais dans des marges reliées au cœur, celui d’une école pour tous, une école publique portant à cœur l’égalité. Car pour nous l’idéal éducatif de l’éducation nouvelle ne peut se concevoir sans allier – aussi – celui d’une école du peuple.
L’égalité, pas la sclérose
L’école est l’un des outils majeurs pour faire vivre l’idée d’égalité du projet républicain. Le code de l’éducation le rappelle ainsi : « L’éducation est la première priorité nationale. Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances. […] Le droit à l’éducation est garanti à chacun […]. » Le système de bourses pour pallier les différences de revenus des familles, l’égalité territoriale par l’implantation des écoles dans un maillage serré du territoire national, des référents identiques via les programmes scolaires, les diplômes nationaux, la formation et le recrutement des enseignants… les exemples ne manquent pas pour illustrer l’ambition égalitaire du projet républicain, ni, d’ailleurs, les limites ou les difficultés pour la tenir. Mais cet atout peut se transformer en fardeau quand il s’agit pour l’école de se réformer, d’innover, de déroger au commun pour s’adapter au particulier. Les mêmes règles qui garantissent l’égalité sont aussi souvent celles qui bloquent le changement. Difficile de réunir une équipe pour faire vivre une école en pédagogie Freinet avec le seul système de mutations en vigueur. Difficile de faire comprendre qu’il faut donner plus à ceux qui sont le plus dans le besoin. Difficile d’admettre des conditions d’exception pour tenter la nouveauté.
Au péril du marché, de la consommation d’école
Difficile, aussi, de fermer les yeux sur l’écart croissant entre l’idéal d’égalité et les inégalités persistantes à l’école confinant à la ségrégation scolaire dans des territoires. Difficile de ne pas entendre que l’école n’est pas partout un lieu du bien-vivre. Dans une époque où le marché a triomphé du volontarisme étatique, le recours est incarné par la concurrence. A celui de l’école privée, vient s’ajouter une offre toujours plus diversifiée : des écoles différentes pour publics avertis – on ne peut s’empêcher de penser ici aux écoles dites Montessori – les officines du soutien scolaire, les écoles préparatoires onéreuses mais quasi indispensables pour accéder à de nombreuses filières, telles les écoles d’infirmier.ère.s… sans compter ceux qui choisissent de faire l’école à la maison. Ces quelques exemples cachent une liste trop longue pour ne pas redouter la dilution du commun dans des stratégies de consommateurs atomisés. « Chacun ses sous, chacun son école ». Les libéraux ont déjà formulé le souhait de remplacer le système actuel par le versement aux familles d’un chèque éducation destiné à payer les frais de scolarité auprès d’écoles libres de leur politiques de recrutement. Sans doute attendent-ils encore que le bateau prenne l’eau plus nettement pour la vanter plus fortement. On peut redouter, dans ce contexte, la méthode des petits pas : un lent détricotage de l’école publique pour mieux la condamner.
L’innovation un moteur de l’école publique
La question des moyens consacrés à l’école est primordiale. Mais ne suffit pas. Un ratio élèves/enseignant ne dit rien des pratiques et ne garantit pas des effets. Pour sortir de la reproduction, il y a nécessité à envisager la transition. Dans le domaine pédagogique, l’école publique doit être son propre recours. La recherche doit y être encouragée et valorisée. Bien évidemment celle du quotidien, celle qui ne se paye pas de mots, dans l’exercice souvent solitaire de la classe mais aussi – et peut-être surtout – au sein de collectifs, pas forcément partout en même temps ou à la même vitesse, mais là où l’envie et l’énergie sont manifestes. Le collectif permet de confronter et de débattre ; il permet la diffusion de proximité. Et quand c’est nécessaire, le cadre de l’égalité doit être assoupli pour permettre, pour déroger et peut-être aussi pour mieux affirmer l’exceptionnel et le commun. Toutefois, le contexte de concurrence scolaire appelle à la prudence. Il y a nécessité à penser le cadre pour que l’innovation soit possible, qu’elle ne soit pas perçue comme un luxe, un passe-droit ou une menace mais comme une chance.
Trois éléments nous semblent indispensables pour cela. Tout d’abord, une instance doit examiner les projets nécessitant de déroger au commun. Hier le CNIRS (Conseil national de l’innovation et de la réussite scolaire) mis en place en 2001 pour appuyer la réflexion des équipes réfléchissant à d’autres manières d’organiser et faire vivre le collège, aujourd’hui le Cniré (Conseil national de l’innovation pour la réussite éducative), mis en place en 2012, pourrait être cette instance chargée d’examiner, mais aussi de valoriser les projets et les recherches à l’œuvre. En témoigne la synthèse des travaux publiée en septembre dernier, foisonnante d’idées et de pratiques intelligentes récoltées à partir d’auditions d’acteurs de terrain.2 Sans doute cette institution doit-elle gagner en poids politique pour nourrir les réformes descendantes mais aussi examiner et appuyer les projets des équipes, in fine les agréer et proposer les conditions d’exercice, tout particulièrement quand ils dérogent au commun. Les équipes de praticiens, et c’est là un second élément de cadre, doivent s’associer plus systématiquement à des équipes de recherche pluridisciplinaires croisant pédagogie, sociologie, didactique, ergonomie, etc. Pour aider les équipes à l’analyse des pratiques mais aussi pour comprendre, évaluer et envisager l’essaimage. Qu’est-ce qui est transférable ailleurs? à quelles conditions ? En posant ces questions, on en vient au troisième élément de cadre : le faire-connaître et la diffusion doivent être au cœur des stratégies de l’innovation. Cette exigence répond à des nécessités d’information et de médiatisation, de vulgarisation et de formation mais aussi de transparence et d’organisation du débat. Les mouvements pédagogiques doivent prendre toute leur place dans ce processus et sans doute même repenser leur place pour sortir ces questions de la confidentialité ou des seuls milieux avertis.
Dans une société plus horizontale – et une institution, l’éducation nationale qui peut en gagner un peu ! – l’école doit se nourrir d’expérimentations plus fréquentes, plus étayées, mieux connues. Les acteurs doivent y être encouragés, appuyés et reconnus.
Laurent MICHEL
Ceméa France
1Les lois naturelles de l’enfant. – Les Arènes, 2016
2Pour une école innovante : synthèse des travaux du Cniré 2014-2016 http://www.education.gouv.fr/cnire