Dans sa revue Vie Sociale et Traitements n°89 de 2006, intitulée « Fanon : du soin à l’affranchissement » Jacques Ladsous nous parlait de sa rencontre et de son expérience avec Fanon. Décédé le 16 avril 2017
« En 1950, j’étais engagé à l’hôpital de Douera, à une vingtaine de kilomètres d’Alger. En 1953, Fanon était nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida comme médecin-chef. Nous avions, l’un comme l’autre, l’intention d’exercer nos talents dans l’esprit qui était le nôtre, avec l’aide de la délégation des Ceméa , dirigée par une femme engagée – Madeleine Parcot – pour laquelle nos expériences devaient confirmer les idées pédagogiques et sociales qu’elle était appelée à répandre…
Les Ceméa étaient depuis la Libération dans leur plein développement. Et nous eûmes bien besoin de cette aide car très vite, nous avons dû déchanter et réinvestir autrement nos enthousiasmes. À Douera comme à Blida, nous avons découvert d’abord que les régimes de soins n’étaient pas les mêmes entre les Français d’origine et les indigènes : les uns avaient droit à des soins, les autres n’avaient pour tout traitement qu’un internement. Les théories psychiatriques de l’école d’Alger étaient affreusement discriminatoires. À Douera, nous ne traitions que les Français d’origine ; les autres n’avaient manifestement pas de troubles ou s’abstenaient d’en faire état. Je décidai de prendre la direction d’une communauté d’enfants à Chrea où la population était hétérogène – Chrea était situé dans la montagne, à 1800 m d’altitude au-dessus de Blida –, et l’hétérogénéité fut encore plus grande lorsque le tremblement de terre de ce qui s’appelait alors Orléans-Ville multiplia par trois le nombre de mes pensionnaires (120 x 3). Soigner la souffrance, ne pas laisser souffrir ceux qui nous étaient confiés fut évidemment notre premier souci.
Tandis que Frantz Fanon aidait notre équipe à comprendre les traumatismes subis par les enfants, nous l’aidions à transformer l’asile, en épaulant ses efforts pour la construction et la mise en place du terrain de football. Mais, on ne peut réparer les personnes sans essayer de comprendre les causes, afin de ne pas laisser subsister les conditions de la souffrance : causes individuelles mais aussi causes sociales et dysfonctionnements d’une organisation de la vie qui ne donnaient pas à tous des chances identiques…
Aux Ceméa , nous avons toujours pensé que notre action éducative ou sociale comportait une dimension politique, même si le compromis avec la réalité était indispensable. Ce compromis avec la réalité, c’est aussi savoir adapter les méthodes aux personnes, à leur culture, aux situations vécues. Fanon l’a expérimenté quand il a voulu utiliser à Blida les méthodes de thérapie sociale qu’il avait mises en œuvre à Saint-Alban.
« Vous savez, on ne comprend qu’avec ses tripes. Il n’était pas question pour moi d’imposer de l’extérieur des méthodes plus ou moins adaptées à la mentalité indigène. Il me fallait démontrer plusieurs choses : que la culture algérienne était porteuse de valeurs autres que la culture coloniale ; que ces valeurs structurantes devaient être assumées sans complexe par ceux qui en sont porteurs – les Algériens soignants et soignés. Il me fallait, pour avoir l’adhésion du personnel algérien, susciter chez eux un sentiment de révolte sur le mode : nous sommes aussi compétents que les Européens. C’était aux infirmiers algériens de suggérer les formes de sociabilité spécifiques et de les intégrer dans le processus de “social thérapie”. C’est ce qui est arrivé. La psychiatrie doit être politique. »
Mais le compromis avec la réalité ne saurait aller jusqu’à la compromission. Comprendre la réalité des uns, et faire avec, ne signifie nullement faire de l’opprimé un oppresseur en lui faisant épouser ses normes. Comme Vincent de Paul, comme Paolo Freire, il cherche autre chose.
L’éducation doit faire vivre le respect et la reconnaissance réciproques. Le soignant doit faire vivre la paix intérieure par la conscience progressive de ce qui empêche d’être pleinement homme. C’est en examinant les traumatismes des enfants victimes du tremblement de terre que Frantz Fanon nous a aidés à produire une éducation apaisante et valorisante. C’est en l’aidant à aménager son terrain de football que nous l’avons aidé à prouver que les « fous » ne sont pas forcément hors du jeu social. Notre travail commun, au-delà des cloisonnements administratifs et institutionnels, c’est bien de lutter contre les représentations excluantes, les stigmatisations rassurantes, les discriminations mutilantes…»
Jacques Ladsous, « Fanon : du soin à l’affranchissement », VST – Vie sociale et traitements 2006/1 (n o 89), p. 25-29.
Ce texte est issu d’une intervention de Jacques Ladsous à la conférence-débat « De l’exercice du soin à l’affranchissement de la dépendance », organisée par les ceméa de Martinique, dans le cadre du séminaire « Les ceméa et Frantz Fanon : itinéraires parallèles et convergents ? », 20-23 avril 2005.