Dans la continuité de notre riche travail commun lors du séminaire de Namur en 2014 sur « La marchandisation de l’éducation : Rôles et responsabilités respectives des Etats et des sociétés civiles », nous sommes, désormais, parties prenantes d’une action internationale de plaidoyer pour lutter contre ce phénomène.
A l’occasion de la Semaine de la langue française et de la Francophonie, nous nous sommes mobilisés au sein d’une coalition d’organisations francophones de la société civile[1] le 15 mars 2016, au siège de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).
Cette mobilisation fait suite, au niveau international, à une croissance sans précédent des acteurs privés dans l’éducation durant les dernières années, notamment dans les pays à faibles revenus, qui est sur le point de transformer totalement des systèmes éducatifs déjà fragiles. De nombreux investisseurs, notamment des entreprises multinationales, s’impliquent à grande échelle dans le marché jugé très lucratif de l’éducation. Et ce y compris en proposant des services à bas coût, de mauvaise qualité, et visant les populations pauvres. L’impact de ce phénomène en termes de qualité des contenus éducatifs, de ségrégation territoriale et d’inégalités sociales, et plus généralement de réalisation des droits de l’Homme, en font un défi majeur pour les acteurs et les défenseurs du droit à l’éducation de tous tout au long de la vie. Cette tendance a été dénoncée par plusieurs rapports, résolutions, et recommandations de l’ONU ou récemment, de la Commission Africaine des droits de l’Homme.
Pour faire face à ce phénomène, les organisations de la société civile à travers le monde francophone ont décidé de lancer une dynamique de mise en réseau, dont le colloque du 15 mars a constitué la première pierre. La réunion a fédéré un groupe unique de chercheurs, acteurs associatifs et syndicaux issus de trois continents, spécialisés dans le domaine de l’éducation ou des droits de l’Homme. Cette journée de réflexion s’est articulée autour des témoignages d’intervenants d’Haïti, de Tunisie, du Maroc et du Burkina Faso. Ces réalités de terrain seront mises en perspectives avec les travaux menés sur le sujet par les chercheurs et les ONG depuis plusieurs années.
Au-delà de l’échange d’expertise, ces apports visent à alimenter l’écriture d’un « Appel de la société civile francophone contre la marchandisation de l’éducation et des systèmes éducatifs », qui sera adressé aux Etats francophones en vue du Sommet de Madagascar de novembre 2016. Cette déclaration commune se fondera sur le respect du droit à l’éducation, la prise en compte des acteurs engagés pour le promouvoir et le renforcement du rôle des Etats et des services publics.
Cette journée de discussion et d’approfondissement s’est conclue par l’intervention de M. Georges NAKSEU-NGUEFANG, directeur de la Direction Affaires publiques et Gouvernance Démocratique de l’OIF,
Lors de cette journée nous avons mis en exergue au travers d’un focus, la question de la place de l’éducation non formelle.
Nous y avons réaffirmé que la marchandisation nous touche, en tant qu’acteur éducatif dans de nombreux pays :
- dans les modes de financement de nos associations
La part de l’implication de l’Etat diminue voire est parfois complètement absente. Nous assistons à des phénomènes puissants de mise en concurrence entre les associations. Par exemple, au niveau européen, de nombreuses entreprises se créent pour répondre aux appels à projets et ceux-ci demandent une technicité importante alors que l‘on constate que ces démarches sont parfois trop déconnectées des réalités et des nécessités de terrain.
L’enjeu économique est prégnant pour le monde associatif qui se doit aujourd’hui de passer d’une logique « historique » de subvention des pouvoirs publics à une recherche de fonds privés pour agir son projet. La logique politique devient alors paradoxale : l’association (au sens du fait associatif) est plébiscitée par les usagers au moment même où les pouvoirs publics reconnaissent de moins en moins le caractère d’utilité publique des missions qui lui sont confiées.
Les associations sont alors traversées par de nombreux débats internes sur la question de l’éthique
- Dans nos objets de travail, dans les outils pédagogiques ; plus particulièrement, la culture et les médias subissent de plein fouet ce processus de marchandisation.
Pour nous, la marchandisation dans le domaine de l’éducation formelle et non formelle a entraîné et soutient des pratiques éducatives qui sont contraires à nos principes.
Nous avons identifié cinq conséquences :
L’accès pour tous à ces temps d’éducation spécifiques est entravé. Par exemple, notre Commission régionale Afrique rapporte qu’une minorité d’enfants et d’adultes ont accès aux loisirs en raison de leur coût élevé par rapport au pouvoir d’achat moyen des familles. Derrière ce phénomène nous assistons au développement d’une fonction utilitariste de l’éducation. Nous constatons que la dimension éducative des loisirs est au service de la réussite sociale individuelle des personnes. De ce fait elle devient un élément facteur d’aggravation des inégalités
Or, notre approche affirme que tout être humain a le droit de disposer de temps pour soi, en dehors des contraintes liées au travail et à la vie sociale.
Nous souhaitons construire une société où les temps libérés ne seraient pas que des temps de réparation, mais des temps d’épanouissement, d’émancipation, d’éducation pour tous.
- La consommation de loisirs, de culture, de médias et non pas la création
Nous assistons au développement de la consommation d’une production culturelle, ce qui ne correspond pas au processus d’une véritable émancipation culturelle et sociale. Cette consommation des produits culturels et de loisirs est en opposition nette avec notre pédagogie de l’éducation active qui tente de multiplier les situations éducatives visant à placer les jeunes, les adultes, les enfants en situation d’acteurs et de producteurs de culture.
N’oublions pas qu’en 2005, l’Unesco à travers la déclaration universelle sur la diversité culturelle réaffirme que : « les biens et services culturels qui, parce qu’ils sont porteurs d’identités, de valeurs et de sens, ne doivent pas être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres ». Ce texte met en garde sur les processus de marchandisation dans le secteur de la culture.
- La standardisation des pratiques et le rejet de la diversité culturelle
La massification de l’accès aux médias propose des contenus de plus en plus standardisés et normalisés, particulièrement par les médias de masse.
La question du développement des réseaux sociaux nous interpelle en tant que mouvement d’éducation. En effet, l’omniprésence des médias et leur impact sur nos sociétés impose que le champ de l’éducation s’en préoccupe.
Notre approche soutient la diversification des productions médiatiques et l’augmentation de la maitrise de leur production ou de leurs contenus par les publics cibles. Par exemple, l’émergence de médias locaux associatifs, inscrits dans les territoires et s’appuyant sur la société civile, constitue un enjeu majeur pour nous. Il faut construire des approches qui permettent de toucher les gens « là où ils en sont » dans leur rapport aux médias.
Le rôle important des industries médiatiques amène la Ficeméa à opposer une finalité éducative, culturelle et citoyenne à leurs finalités marchandes,. Dans ce contexte, la Ficeméa soutient la déclaration de l’Unesco sur l’Education aux Médias et à l’Information et bien sûr celle qui a été partagée à propos de la diversité culturelle
- La mise en compétition des acteurs :
Nous constatons que les politiques publiques, quand elles soutiennent notre secteur, imposent de plus en plus une mise en concurrence à travers les marchés publics et les appels d’offre.
Dans la plupart des pays de l’Afrique Francophone (Bénin, Cameroun et Côte d’Ivoire), l’Etat forme les animateurs des loisirs éducatifs ou organise des formations (Sénégal) qui sont mises en œuvre par les associations. L’action des promoteurs privés à but lucratif appelle une concurrence qui biaise la qualité des formations et introduit des objectifs de rentabilité économique là où nous privilégions un retour sur la citoyenneté et une augmentation des capacités citoyennes.
Le rôle que doivent remplir les états dans la prescription, la définition des contenus et le contrôle de la conformité des missions d’éducation remplies par des intervenants privés est diminué en quantité et en qualité. Ce n’est pas le marché qui doit réguler l’éducation. Cette fonction doit être accomplie par les états
- Le détournement des visées de l’éducation non formelle
L’employabilité des publics touchés devient une visée primordiale, assignée à l’éducation. Par exemple le nouveau programme Education Formation de la Commission européenne (Erasmus+) a vu ses budgets augmentés significativement dans la perspective que les acteurs de la jeunesse et des mouvements d’éducation pallient les problèmes de non emploi rencontrés par les jeunes.
Cette inflexion pose la question du sens de nos mouvements. Doit-il contribuer à pallier les déficits structurels en matière d’emploi ? Est-ce bien là la visée essentielle de l’éducation ?
Nous ne le pensons pas. Notre Pédagogie s’inscrit en opposition à ces différents processus et leurs conséquences sur notre manière de penser et d’agir l’éducation.
Pour conclure, nous le savons, les principales inégalités se jouent aujourd’hui à la fois dans l’accès pour toutes et tous aux espaces d’éducation formelle (accès à l’Ecole) mais également dans l’accès aux espaces de l’éducation non formelle. L’éducation se limite pas aux seuls espaces formels, c’est une affaire du quotidien, une affaire de tous …. A travers notre travail commun aujourd’hui nous réaffirmons que l’Education n’est pas un marché, C’EST UN DROIT !
Nous devons développer une articulation plus forte entre l’éducation non formelle et formelle en inscrivant nos actions dans des projets de développement de territoires. Accompagner et mettre en œuvre la complémentarité entre tous les espaces éducatifs est un enjeu majeur pour le monde d’aujourd’hui.
Ce processus nous invite aussi à repenser l’éducation dans une approche globale qui met au cœur de ses préoccupations : une perspective de transformation des pratiques éducatives vectrice de participation et d’émancipation individuelle et collective.
Sonia Chebbi
Veuillez trouver le rapport de la journée
Discours de Sonia Chebbi du 15 mars 2016
Enjeux de la FICEMEA : Introduction de la Présidente d’Yvette Lecomte
Plus d’information
– Esteval.fr, La société civile francophone se mobilise contre la marchandisation de l’éducation dans le monde, 16/03/16
– Aujourd’hui Le Maroc, Contre le business sauvage des écoles privées, une coalition voit le jour, 15/03/16
– Savoir & Connaissances, Une mobilisation contre la marchandisation de l’éducation dans le monde, 11/03/2016
– Le courrier financier, La société civile francophone se mobilise contre la marchandisation de l’éducation dans le monde, 10/03/2016
Lien flickr : https://www.flickr.com/photos/141659840@N03/
Sonia Chebbi
[1]La Clinique de l’École de Droit de Sciences Po Paris, la Coalition Education, le Comité Syndical Francophone de l’Education et de la Formation (CSFEF), la Fédération Internationale des Centres d’Entrainement aux Méthodes d’Education Active (FI-CEMEA), la Global Initiative for Economic and Social Rights (GI-ESCR), le Right to Education Project et l’association Solidarité Laïque.